TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

Débat du vendredi matin

Débat suite aux interventions de Karine Mauvilly et Bernard Legros

François : Pour revenir sur la notion de la résistance évoquée, dans le monde de l’enseignement, il y a des réactions, des actions qui se mettent en place. A l’intérieur même des syndicats, il y a des discussions, des débats ; des collectifs d’enseignants se sont constitués pour aller au-delà des résistances individuelles qui sont toujours d’une certaine manière vaine. Il faut citer L’appel de Beauchastel qui a été lancé l’année dernière par un collectif d’enseignants d’un petit village de l’Ardèche, visant à s’opposer à l’informatisation de l’école. Certains signataires de cet appel font l’objet de pression de la part de leur hiérarchie pour utiliser les outils qu’on leur impose. En France il y a des tentatives pour organiser des regroupements autour de ces enjeux.

Public : je fais partie d’un syndicat de l’enseignement qui réfléchit à l’éducation. Et on a publié au mois de juin un document destiné aux collègues qui fait le point sur la question du numérique, sous l’angle de « comment aider les collègues sur le terrain ». Le grand plan numérique pour l’école, procède de la loi de refondation de l’école du précédent quinquennat avec ce thème « l’école change avec le numérique ». Il y a donc une volonté de faire changer l’école en utilisant le numérique. L’histoire des grands plans d’équipement qui se succèdent et échouent, peut s’expliquer aussi par le contexte de la décentralisation, où la part de l’état et celle des collectivités locales, pour le financement a évolué. L’état peut lancer des grands plans, mais qui paie : ce n’est pas l’état. Le problème pour nous les praticiens n’est pas que le plan marche ou ne marche pas, c’est qu’il est extrêmement inégalitaire. Et en réalité, le souci des collègues ce n’est pas trop de numérique, ou son obligation, c’est surtout une immense inégalité de l’accès à l’outil, que ce soit  pour eux en tant qu’enseignants, ou pour les familles, les élèves … Je fais partie de ceux qui sont techno-critiques, mais qui voit aussi tout ce que l’on peut faire avec le numérique, sans mettre de côté la question de la décroissance. Ma réflexion porte plutôt sur comment nous, en tant qu’enseignant, on peut faire pour que le numérique soit un outil d’émancipation et non pas d’asservissement ou d’aliénation. Je reste convaincue qu’il y a la possibilité de faire des choses biens et intéressantes sur le plan pédagogique et éducatif avec ces outils. Et qu’il faut absolument être techno-critique, critique et avoir du recul et de ne pas être dans la béatitude vis-à-vis de ces technologies – il y en a à prendre et d’autres à laisser. C’est pour ça que l’école doit s’occuper du numérique avec ce regard critique, sinon ce seront les GAFA, les startups, et les entreprises à l’extérieur qui s’en occuperont. Notre travail, c’est que cela reste un bien public, qui nous appartient à tous citoyens et citoyennes, et de ne pas rejeter le numérique à l’extérieur de l’école de peur que ce soit d’autres qui fassent l’éducation numérique des enfants. En tant que représentante syndicale, je vois des collègues qui font des choses intéressantes et mon but est de les accompagner en leur montrant les risques, les droits, les devoirs, les questions juridiques et les enjeux politiques. Je suis obligée d’avoir un positionnement différent à titre personnel et en tant que militante syndicale.

Karine : vous avez parlé d’outils d’émancipation. A quelles conditions peut-on en faire un outil d’émancipation ? Aujourd’hui l’outil d’émancipation, c’est la connaissance, ça ne peut pas être un objet technique. C’est comme de dire que tel livre doit être un outil d’émancipation, alors que c’est bien le contenu du livre qui est émancipateur. On se trompe de combat quand on essaye de s’adapter au numérique, de le circonvenir, de faire attention aux risques. On est toujours en train de gérer le problème au lieu de traiter en amont et de s’interroger sur sa pertinence. Je crois aussi que dans les écoles, dans les collèges, on a un problème de démocratie : qui décide de la numérisation des établissements ? Les enseignants sont-ils consultés sur l’évolution qui leur est proposée ? Et les parents ? Leur présente-t-on les enjeux ? Qui sait si ce ne sont pas les collèges qui ne sont pas équipés qui, au final, tireront leur épingle du jeu ! Il ne faut pas être uniquement dans la gestion de la modernité mais aussi dans la réflexion sur sa pertinence.

Bernard : le numérique ce n’est pas un pharmacon, comme le prétend Bernard Stiegler , il y a plus d’inconvénients que d’avantages. Ce n’est pas un outil durable, pour des raisons écologiques et de limites physiques. Même si on se lance là-dedans à fond, d’ici 15, 20, 30 ans, ce système va s’effondrer. Et pourquoi miser tout là-dessus ? Ce n’est de toute façon pas durable. Ça serait même la panacée pédagogique, mais ça ne durera pas. Et cette tendance à dépasser les GAFA sur leur propre terrain, méfions-nous. On va être plus fort qu’eux, on va tout numériser à leur place, pour que ce soit sous notre contrôle public. Eux ils auront gagné, car ils nous auront forcés d’utiliser leurs propres outils.

 

Public : une question pour Karine. Vous avez évoqué un rapport sur l’informatisation de l’école où il était question d’infirmité ; c’est-à-dire que ceux qui ne s’adapteraient pas, seraient stigmatisés comme infirme. Il y a une forme de pathologisation de l’inadaptation aux environnements informatiques et numériques. Et une inversion, car le handicap maintenant c’est d’abord avoir un corps, d’avoir des pratiques sensibles à la pédagogie. Je trouve cela troublant cette inversion, et de quand date ce rapport ? Puis pour Bernard, est-il possible de repréciser le rapport entre horizontalité dans la structuration des réseaux et dé-hiérarchisation. Ce que j’observe, c’est plutôt une hyper verticalisation avec des échelons intermédiaires qui disparaissent, des systèmes d’auto-surveillance de la base – comme le système du kapo, c’est très économe – et du pouvoir qui est concentré entre de moins en moins de mains.

Karine : le texte où l’on parlait d’infirmité date de 1970, c’était une circulaire du ministère de l’Education nationale. Reprenant ce thème, Lionel Jospin en 1997 avait même parlé de risque d’« illectronisme » si on n’introduisait pas des ordinateurs à l’école. On retrouve aujourd’hui cette tendance à médicaliser les problèmes.

Bernard : il y a un double phénomène de désinstitutionalisation, de disparition de l’autorité, d’horizontalisation, et en même temps un nouveau panopticon numérique qui se met en place. Quand on regarde à la loupe, on se rend compte que ce processus d’horizontalisation est contrarié par cette nouvelle surveillance généralisée par les technologies. Mais ça, la plus part des agents ne s’en rendent pas compte.

Un entre-deux :
Anne-Lise : par rapport à cette idée que le numérique peut apporter plein de choses, que cela peut paraître très prometteur. Mais est-ce que cela aide les enfants à apprendre ou pas ? Et je demande à ce que l’on revienne à l’étude Pisa qui dit que Plus de une à deux fois d’informatique par mois, abaisse les compétences et les performances des élèves. Sans compter toutes les inégalités, il faut revenir aux études qui montrent que c’est négatif.
Amélie : je parle de pédagogie et non pas des études Pisa. Ces études évaluent des compétences qui sont calibrées selon les besoins de l’OCDE. Et je ne me fie pas à ces études lorsqu’elles disent ce qui va dans mon sens ou pas dans mon sens. Ces études-là ne parlent pas de pédagogie.
Anne-Lise : mais pour dire que c’est intéressant pédagogiquement, vous vous fixez sur quoi d’autre que votre impression
Amélie : sur la didactique et les questions des différentes méthodes
Anne-Lise : mais il faut bien les évaluer ?
Amélie : Ce sont les didacticiens et les enseignants spécialistes de chaque discipline qui sont capables de vous dire s’ils arrivent mieux à faire passer certains notions en utilisant certains outils à certains moments.
Anne-Lise : aux USA, ils ont numérisé à fond et en sont revenus en dé-numérisant. Je reviens sur l’école Waldorf, avec les arguments de tous ces cadres qui payent 18 000 euros par an pour mettre leur enfant de trois à 18 ans dans des écoles privées de numérique.

 

Public : Je voudrais revenir sur la question du wifi, en rappelant la loi Abeille qui interdit la wifi aux enfants de moins de 3 ans. On a des études sur les effets biologiques, cellulaires, et montrent que cela ne fait pas que du bien aux enfants, certains étant même en souffrance. Et lorsque qu’ils sont en souffrance, ils disparaissent et cela ne dérange plus personne. Et là aussi, il y a inégalité ; car tous les enfants ne sont pas égaux face aux ondes qui rendent certains malades. Mais les enjeux pour l’état et les opérateurs sont tels que l’on considère que l’on peut menacer, mettre en péril la santé des enfants de manière indiscriminée et que ça vaut cette espèce de numérisation uniforme du monde. Ce qui est essentiel c’est que tout le monde puisse être contrôlé, contrôlable à distance sans se préoccuper de savoir que cela peut tuer des enfants. Dans les réflexions sur l’égalité et les enjeux de la numérisation, il est important de savoir jusqu’où les adeptes de la numérisation sont prêts à aller en termes de santé publique. On parle souvent de scandales de type amiante, mais à ce stade au niveau politique, cela va bien au-delà. Et qu’il faut aussi être conscient - même si on pense contrôler ou être capable de reprendre la main -, des effets que cela peut avoir sur les voisins, à l’école sur les enfants, mais aussi sur les enseignants - parce qu’il y en a de plus en plus qui sont électro-sensibles et ne veulent plus l’utiliser.

Karine : précisément, dans la loi dite Abeille de 2016, il y a l’obligation d’éteindre le wifi quand l’activité pédagogique est terminée. C’est intéressant mais c’est inapplicable : dans le cas où plusieurs classes utilisent le wifi d’une même borne, un enseignant ne va pas l’éteindre si d’autres classes à coté l’utilisent. La solution aurait sans doute été l’obligation de connexions filaires et non wifi à l’école primaire et au collège, ce que Laurence Abeille souhaitait d’ailleurs.

 

Public : il faut sortir de l’école pour voir le mal que cela fait plutôt que de parler pédagogie.

François : oui mais c’est aussi le thème de notre rencontre. C’est pour cela que l’on a commencé par montrer comment l’école était « connectée » à d’autres enjeux, mais il faut bien que l’on aborde les questions d’éducation, d’école, de pédagogie.

 

Public: quels enfants avez-vous devant vous aujourd’hui ? Comment sont les enfants ? Car beaucoup d’enseignants de petites classes, de maternelles, m’interrogent sur ces sujets. On peut proposer des mesures pédagogiques, mais aussi accepter d’entendre que les enfants seraient en train de changer.

Public : est-ce qu’on va à l’école pour apprendre ou pour comprendre ? J’ai l’impression que l’on y va de plus en plus pour apprendre. Alors on perd peut-être son temps, car avec les progrès qui sont faits en neurosciences et tous ces capitaux qui y sont investis, il suffira dans quelques temps de brancher un disque dur. On n’aura plus besoin d’apprendre. Vous disiez que l’école s’empare des nouvelles technologies ; elle s’empare plutôt d’un discours politique. J’ai là une publication du Conseil général de la Loire ou il y a tout un discours qui va en avant : deux tiers des collèges de la Loire sont équipés. Le déploiement que vous évoquiez n’était pas à cette échelle-là. (Karine : cela dépend effectivement des départements). Effectivement cela dépend du Conseil général qui est très puissant dans ce département ; et en s’aidant de la Chambre de Commerce et de l’Industrie, son discours porte car il use du pouvoir publique. C’est le discours que j’attaquerai plutôt que « l’école qui s’empare de », les enseignants ne faisant que subir.