TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

Intervention de Bernard Legros

Une éducation scolaire à la décroissance est-elle soluble dans le numérique ?

Je vais vous donner quelques témoignages de ce qui se passe en Belgique où j’ai enseigné 15 ans au niveau collège.

Lorsque j’ai découvert la décroissance en 2002, j’ai été séduit tout de suite et je me suis posé la question de savoir si je pouvais inclure un enseignement scolaire à la décroissance. D’abord à titre individuel, je me suis rendu compte que c’était plus ou moins possible, mais avec une portée très limitée car je donne des cours de musique. Mais j’ai réussi à faire passer quelques idées de la décroissance et d’une manière furtive. Quelles conditions pouvaient faire naître un enseignement à la décroissance, sur un plan global ? Le terrain est déjà occupé par l’éducation au développement durable qui est présentée comme la panacée - éducation relative à l’environnement en Belgique - et ça se limite à des petits gestes écologiques et au développement d’une conscience citoyenne. Le livre Conditions de l’éducation co-écrit par Marcel Bouchais, Dominique Hutin et Marie-Claude Blaye avait mis des mots sur ce que j’avais deviné intuitivement "l’enseignement à la décroissance ne pourra avoir lieu que le jour où la société deviendra elle-même décroissante". Et comme on en est encore loin … ce n’est que sous le manteau que l’on arrivera à parler de la décroissance, en semant des petites graines qui pourront éclore plus tard. Je me suis rendu compte de la futilité du pédagogisme : la question n’est pas de changer de pédagogie, mais les missions de l’enseignement. Il y a une urgence écologique, sociale et sociétale aussi qu’il faut traduire dans les nouvelles missions de l’école et dépasser ainsi la simple indication de développement durable. Je me suis intéressé aussi à la déscolarisation qui a certains avantages pour faire passer des idées et des pratiques de la décroissance.

Puis il y a quelques années est arrivé par étape l’environnement numérique de travail. C’est progressif et insidieux car il ne faut pas tout envoyer d’un coup pour ne pas effaroucher les enseignants et les acteurs de l’éducation. La première étape a été de dématérialiser le bulletin, très pratique car on pouvait le faire à partir de chez soi, et ne plus attendre qu’un ordinateur soit libre dans la salle des professeurs. Notre directrice nous a annoncé fin juin 2016 que l’école allait se lancer dans un projet Smartschool : c’est une plateforme informatique qui permet de gérer administrativement l’école. C’est la première étape : l’administration viendra après la pédagogie. Les professeurs vont dématérialiser le journal de classe, les leçons ne seront plus notées sur un support papier, mais directement encodées sur cette plateforme à laquelle se connecteront les parents, les enfants, …, pour prendre connaissance des devoirs et des remarques pédagogiques ou disciplinaires. Il fallait ensuite noter les absences directement avec son smartphone personnel. Un smartphone unique appartenant à l’école était mis à disposition pour ceux qui n’en possèdent pas. Le but est de permettre de connaitre en temps réel les absences. Si les parents se connectent ils peuvent savoir qu’à 8H32 leur enfant n’était pas en classe. Ce projet était à l’essai et non pas obligatoire. J’ai souhaité un débat démocratique, contradictoire, en milieu d’année sur la question, car cela engageait un changement fondamental des pratiques des enseignants. Il n’a pas eu lieu. Et cette année 2017-2018, c’est devenu obligatoire et d’une efficacité redoutable. J’ai demandé que l’on consacre une journée pédagogique à discuter de cette mise en place, sachant que la majorité de mes collègues sont favorables à cette dématérialisation – seulement 6 professeurs sur 50 sont techno-critiques, les autres sont des pragmatiques y compris quelques fanatiques. Il y a toujours dans chaque établissement un ou deux professeurs geek qui ont l’oreille de la direction, et qui sont tellement motivés qu’ils veulent bien prendre sur leur temps libre pour numériser l’école à pas de charge. Evidemment les enseignants tombent à genoux d’admiration devant eux et leur donnent carte blanche pour le faire.

Je ne sais pas comment je vais faire pour résister et mais je vais manifester ma force d’inertie en n’utilisant pas le smartphone de l’école, et je continue à rendre des papiers imperturbablement avec le nom des élèves absents. L’école a été équipée de wifi et il y a donc des ondes à hautes fréquences qui baignent toute l’école au mépris de la santé des élèves et sans respecter le maigre principe de précaution. La contradiction entre les TICE – technologie de l’information et de la communication à l’école - et l’enseignement à la décroissance est flagrante. Alors pourquoi ces approches sont-elles incompatibles ? Certains pensent pouvoir y arriver. Sur le site de l’institut Momentum, un article disait que l’on pouvait utiliser des algorithmes pour initier et accompagner une politique de la décroissance. C’est un tour de force intellectuel et sémantique. C’est assez fumeux comme thèse. Les TICE prônent l’idéologie du sans limite, à la fois temporelle et spatiale, de l’idéologie de la vitesse de la complexité, de l’artificialisation à outrance du monde. Une de mes élèves de 14 ans, citadine, n’avait jamais touché de la terre de ses mains ; lui demandant "pourquoi" "je n’ai jamais eu l’occasion" puis "tu ne voudrais pas le faire ? " "non, c’est sale" et lui expliquant pour conclure "mais la terre est la base de toute vie humaine et cela n’a rien de sale". Un phénomène qui montre une inquiétante évolution de la jeunesse.

Les TICE enferment dans une vision « Économiciste » du monde, le marketing prend beaucoup de place, une vision utilitariste, technolâtre et « Adaptationniste ». Marche ou crève, adapte toi au nouvel environnement numérique ou disparait de la scène. Les TICE sont un obstacle à la transmission à l’autorité des professeurs, et aux rapports intergénérationnels. Au Québec, sur Le devoir en ligne est noté ce qui est arrivé à un professeur de philosophie qui a proposé à ses élèves la lecture de 1984 d’Orwell. La moitié de la classe lui a rendu le livre en lui disant que "ça ne nous intéresse pas, on ne le lira pas". C’est pourtant un bouquin intéressant, ça vous montre la manipulation, la novlangue, comment vous êtes manipulés par le pouvoir. Ils ont répondu "Qu’importe, on s’en fout de savoir, on considère les avantages des technologies plutôt que les inconvénients". La servitude volontaire prend des formes de plus en plus étonnantes. Les TICE ne permettent pas la décolonisation de l’imaginaire chère à Serge Latouche et celle-ci doit précéder une transition écologique. Quand j’explique à mes élèves que je vis sans téléphone portable, sans automobile et sans télévision, ils sont stupéfaits ; certains me disent "vous devez vivre dans la misère alors !". Les technologies induisent l’hétéronomie, tout le contraire de cette autonomie que Castoriadis prônait. Mais le sens de l’autonomie a changé. C’est aujourd’hui une capacité à s’adapter à une norme technologique sur laquelle on n’a plus de prise.

Pour Matthew B. Crawford, philosophe américain, Les défenses de certains intérêts matériels ont appris à tenir le discours de l’autonomie et à exploiter la psychologie profonde qui la sous-tend pour atteindre des objectifs parfaitement contraire à l’autonomie. Le principe d’efficacité s’oppose à l’attention portée au monde. La décroissance c’est de recommencer à faire attention aux autres, à la planète, à la nature et au monde qui nous environne. Et c’est tout l’inverse lorsque vous êtes obsédé par des écrans, vous cherchez d’abord l’efficacité par exemple avoir une application qui va répondre à votre besoin immédiat. Il y a dans les technologies un mensonge fondamental sur la prétendue durabilité du système, l’économie circulaire, l’économie verte, …, un déni du réel. Et en citant Peter Sloterdijk La terre est une monade géologique qui sert de base à toute vie, toute pensée et toute invention. Et enfin ces technologies n’apportent aucune réponse au futur effondrement technologique, mais au contraire y participe activement. Un documentaire de fiction, d’anticipation sur le réchauffement climatique, montre la terre en 2050, ravagée, désertifiée et mais pleine de technologies qui fonctionnent bizarrement parfaitement.

Que faire ? La complexité de cette question ne doit pas nous faire nous abstenir de réfléchir et de poser des jalons. On dit souvent que l’on n’a pas de recul temporel, alors comment peut-on poser des jugements sur des choses aussi récentes que cela ? Il faut quand même essayer de le faire. Il faut articuler l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction et non pas les opposer. Mettre en œuvre la désobéissance si possible collective - plus difficile à organiser - et faute de cela la désobéissance individuelle. C’est ce que je fais moi, j’oppose ma force d’inertie à Smartschool. Je ne sais combien de temps je vais pouvoir tenir avant d’avoir une remontrance ou un blâme. Mais pour le moment en Belgique, il n’y a aucune loi qui oblige à utiliser des outils numériques chez les enseignants. Donc je peux toujours en référer à un échelon supérieur ; s’il me dit "c’est dans le règlement de l’école", la loi ne m’oblige pas à le faire.

Défendre le livre de papier, continuer à inscrire les jeunes dans un ordre symbolique et d’abord temporel, rappeler que le passé a son importance, que les racines nous permettent de vivre, tout l’inverse de l’idéologie du réseau qui horizontalise les relations, les rapports humains et les rapports hiérarchiques qui le sont de moins en moins. Essayer de sensibiliser les syndicats à la question ? Mais ce n’est pas leur lutte, leur priorité jusqu’à présent.

Est-ce qu’on peut envisager le luddisme ? Saboter ! mais c’est une faute grave. Ou déjà éteindre l’interrupteur du wifi, un petit geste mais qui peut être sanctionné. L’enseignement pour moi, devrait garder les caractéristiques qu’il a toujours eues. C’est un art plutôt qu’une science, et là on va à l’encontre de cette « scientisation », ce scientisme qui envahit l’école via le numérique. Miser sur le qualitatif plutôt que sur le quantitatif, l’évaluation, la quantification. Mettre plutôt l’accent sur l’imagination, la poésie, le langage, l’argumentation discursive, la  sensibilité esthétique, l’émotion, l’autonomie morale. Prôner les contacts humains avant le contact avec des machines, parce que l’enseignement via un professeur est socialement ancré, a un impact social et émotionnel. Alors qu’un cours déposé sur la toile flotte dans l’éther, laisse penser que tous les problèmes peuvent se résoudre à distance en cliquant sur la bonne icone, détourne les élèves de leurs ressources culturelles locales au profit du cyber espace, encourage le rapport aux choses plutôt que le rapport aux gens et finalement isole les enfants les uns des autres derrière des écrans.

Proudhon avait une très belle formule Le pouvoir donne à des inférieurs juste le degré de savoir que réclame une consciencieuse obéissance. Et c’est exactement ce qu’on fait avec les technologies actuellement. La preuve est que les gourous de la Silicon Valley scolarisent leurs enfants à l’école Waldorf, qui sont des écoles déconnectées et sans informatique. Ils savent très bien les dangers que représente la numérisation de l’enseignement pour leurs propres enfants, mais cyniquement ils fourguent cela aux enfants du peuple et on sait très bien que ce sont les ménages défavorisés qui sont les mieux équipés en technologie de l’information et de la communication. Donc, j’invite à combattre ce qu’on peut appeler un totalitarisme technologique qui nous menace.