TECHNOlogos 5èmes Assises des 15 et 16 septembre 2017 : "La numérisation de l'éducation"

Le numérique et la transformation du travail enseignant : l'invisible

Par Alice Cardoso

Retranscription

 

Introduction

Je m’occupe au SNES du groupe métiers qui réfléchit sur leurs transformations ainsi que sur les problématiques du travail et de son évolution.

En quoi le numérique a-t-il transformé le travail enseignant ? On s’est répartit les choses avec Amélie : je vais parler du travail invisible des enseignants, toutes les activités périphériques en dehors de la classe et Amélie de la transformation du travail dans la classe.

Le numérique est présenté par l’institution comme quelque chose qui a facilité le travail, comme une simple modification de l'outil de travail. Alors qu’il a largement imprégné les usages enseignants avec un changement en profondeur du travail dans toutes ses dimensions.

On est dans un contexte général – y compris celui de la vie privée - de transformation des relations aux autres et au temps, par l'usage grandissant de ce numérique. Le travail enseignant n’est pas épargné. On voit que les TIC sont étroitement liées à de nouvelles pratiques managériales. Ça touche aussi bien les aspects techniques que les relations interpersonnelles, le vécu au travail et même à l'identité professionnelle. Une des difficultés pour en parler c’est qu’il n’y a pas réellement d’enquêtes générales sur l'impact des TIC sur les conditions de travail des enseignants en France. A ma connaissance il y en a une sur la fonction publique, qui de temps en temps parle des enseignants réalisée par le CAS(1) en 2013 – organisme devenu le Commissariat Général à la Stratégie et la Prospective. Il y a néanmoins des études de cas menées sur des établissements en pointe, ceux qui ont été les premiers ou qui les utilisent plus particulièrement. Par contre si vous allez sur les sites institutionnels de l’Education Nationale, il y un nombre de campagnes de communication incroyable pour encourager l'usage du numérique à tous les niveaux. De même, les « plans TIC » se sont multipliés depuis plus d'une décennie. Et ces plans vantent le numérique comme l’alpha et l’oméga de l’innovation pédagogique, d’une part, mais aussi d’une nouvelle organisation de l’école, de ses personnels et de ses rapports avec ses usagers –élèves et parents. Ce qui montre l’importance du numérique dans le travail enseignant, c’est que cela fait partie des transcriptions dans le référentiel des compétences pour les professeurs comme : Intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de mon métier. Et Utiliser efficacement les technologies pour échanger et se former.

Ce qui change les conditions de travail

Est-ce que cela se traduit par une augmentation de la charge ou du stress au travail ? A quel point s’agit-il d’un travail sous contrainte ou sous surveillance et comment l’outil devient un instrument de contrôle ? Qu’elle est la transformation du métier dans ses composantes interpersonnelles – ces relations entre personnes professionnelles et humaines – et les relations avec les usagers ?

Les enseignants se sont mis au numérique ; une grande majorité d’entre eux sont équipés d’un ordinateur. Ils l’utilisent dans la préparation de leurs cours et pendant, mais aussi dans leurs relations professionnelles soit avec leur hiérarchie, soit entre eux. Le temps passé à l’appropriation de ces outils n’est pas un temps reconnu, que ce soit dans la phase d’acquisition ou dans la réactualisation qui est permanente - même s’il existe des stages de formation, l’acquisition se fait sur le « tas » de façon non officielle et informelle. A noter que dans d’autres métiers de la fonction publique, les formations sont prises en charge et reconnues. Cette « formation » se fait dans une démarche collaborative entre collègues, à l’aide de sites d’échanges. Et ce temps consacré n’est pas forcement conscientisé par les enseignants – lorsqu’ils sont débordés dans leur quotidien, ils oublient qu’ils ont passé des heures à cette « formation ». Autre particularité : le « numérique » a demandé un équipement personnel pour pallier le manque de matériels sur le lieu de travail. De plus par nature, le travail enseignant étant en partie non posté peut se faire à domicile ; l’enseignant se sent obligé de d’équiper d’un ordinateur. L’enseignant qui souhaite utiliser le numérique dans son établissement est confronté au réel : l’absence de personne spécialisé dans la maintenance informatique – toutefois des personnes peuvent être désignées dans le cadre de volontariat avec quelques heures dédiées.

Est-ce que le temps de travail de l’enseignant a-t-il augmenté ? Le temps de travail hors site – déjà présent avant l’ère du numérique – semble augmenté, dû au report d’activités qui avaient lieu dans l’établissement scolaire et qui peut se faire maintenant à distance. Ce sont les échanges d'informations par e-mail, le retour des évaluations ou des notes, le remplissage régulier des livrets et bulletins, le cahier de texte. Ce travail à domicile peut être vu comme une économie de temps de transport, et donner de la souplesse dans la gestion de son emploi du temps. Mais cette partie du travail effectuée auparavant sur « site » et renvoyée hors site est devenu moins visible. C’est une augmentation du travail sur écran qui ne s’est pas accompagné de la prise de conscience des effets sur la santé, la médecine du travail dans l’enseignement n’ayant pas les mêmes obligations que dans le privé. Et encore moins dans le domaine de la prévention car il n’y a pas de discussion ou de débat sur les effets physiologiques dus à l’usage intensif de l’écran. Quel impact ont les copies dématérialisées – employées pour la correction d’épreuves de BTS, de langues, de lycées à l’étranger – et qui permettent de faire les corrections via un logiciel à distance et non plus en présence de collègues ? Des enquêtes, comme dans l’académie de Montpellier, montrent des facteurs de déconcentration ou de fatigue, mais n’abordent pas la différence pouvant exister entre la correction à la main sur la copie papier et via un logiciel sur un écran – avec l’emploi possible d’icônes variés. Qu’en est-il de la qualité de l’acte intellectuel de notation, de par un environnement différent ? Les professeurs de langue de plus en plus, reçoivent des fichiers audio de leurs élèves et peuvent corriger ensuite à distance. De même avec le casier numérique un élève peut vous envoyer sa copie en retard avec le dilemme pour l’enseignant de corriger ou pas.

Un travail sous surveillance et  stress au travail

Est-ce que tous ses outils numériques et processus n’entrainent pas une plus grande surveillance des personnels ?

Auparavant le cahier de texte sous forme papier était rempli par le professeur. Aujourd’hui, le cahier de texte numérique est obligatoire et il n’y a plus d’alternative. Et ces ruses qui permettaient d’adapter le métier aux situations réelles ne sont plus possibles : par exemple la mise à jour du cahier de temps en temps et non plus régulièrement. Car aujourd’hui quand le chef d’établissement a visé le cahier de texte numérique, le professeur ne peut plus le modifier. Donc le cahier de texte numérique est devenu un outil paramétré de telle manière qu’il renforce la contrainte sur le travail. Une plus grande surveillance est rendu possible par l’Inspecteur Pédagogique Régional qui a un accès plus large à ce qui a été fait.

Il y a aussi un problème dans la relation avec les parents ou avec les élèves : l’enseignant doit mettre sur le cahier numérique les devoirs qu’il y a à faire et en même temps sur son cahier de texte papier ou agenda, l’élève est sensé les marquer. Est-ce qu’il faut garder le double usage, l’agenda est-il encore nécessaire ? Est-ce que noter sur son agenda, voir ce qu’il y a à faire dans une semaine, n’est-il pas important sur le plan pédagogique - avec cet apprentissage de l’autonomie, de la façon de s’organiser, de se projeter pour l’élève dans une séance future ? La tentation est forte pour l’élève de ne plus utiliser son agenda papier alors que celui-ci a une valeur éducative importante.

Les enseignants doivent aussi remplir le livret scolaire pour le bac, historiquement en format papier. Il est utilisé par les jurys de bac et permet éventuellement de rattraper un élève quand il lui manque juste quelques points. Sa version numérique, dans le cadre de la modernisation de l’action publique, est « formidable » : plus accessible, anonyme et représentant un gain d’efficacité et de temps – les notes étant transférées automatiquement. Sauf que pour chaque élève, la moyenne étant reportée comme les appréciations de chaque trimestre, il reste à l’enseignant 8 compétences à compléter. Mais cette évaluation par compétence où il y a un vrai débat, qui n’a pas été imposé au lycée de façon évidente est une vrai contrainte. Auparavant dans le livret papier il y avait déjà ces appréciations à donner, mais les enseignants pouvaient ne pas les renseigner. Actuellement, le paramétrage de l’application fait que si les 8 compétences ne sont pas renseignées, le dossier ne peut être validé. L’outil contraint et devient un mode managérial. Et psychologiquement le fait de ne pas renseigner obligatoirement chacune de ces compétences - auparavant - est différent de les « remplir » toutes. Cocher n’importe quoi devient plus problématique. Un exemple de compétence pour les professeurs physique-chimie en terminal : c’est juger si l’élève peut Mobiliser à bon escient les connaissances, méthodes et outils, Savoir analyser un énoncé et raisonner, Recherche, extraire, exploiter l’information utile, …Ces compétences sont différentes en fonction des disciplines. L’enseignant est dans l’incapacité de remplir de façon totalement pertinente autant de détails de compétences. De plus, le jury de bac ne peut consulter systématiquement pour chaque élève ses informations par manque de temps. Il en ressort le peu d’utilité pour le bac, mais aussi une contrainte pour l’enseignant à épouser ce type de pratique, sans possibilité de négocier vraiment un retour en arrière - le chef d’établissement mettant en avant son impossibilité de paramétrer différemment le logiciel, car c’est la « technique ».

Mais plus encore, le livret scolaire unique numérique (LSUN) du collège s'est révélé une véritable usine à gaz pour les professeurs et les contraignant fortement dans leurs pratiques, alourdissant leurs tâches : une liste à la Prévert et un périmètre applicatif où évolue ce livret complexe et dense.

Répercussions

L’e-administration a redéfini les identités professionnelles et modifié les modalités d’exercices en transformant les relations entre collègues.

Ces changements ont-ils entrainé un plus grand isolement ou au contraire plus de travail collectif ? Certains vont dire que c’est formidable : multiplication des forums d’échange entre enseignants, des sites collaboratifs où ils mutualisent leurs cours, leurs ressources. De même existent des sites d’échange entre établissements. Et en même temps une salle des profs d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle d’hier. Avant les enseignants se retrouvaient autour de tables, se faisant face ; alors qu’aujourd’hui ils sont devant des écrans - souvent le long des murs – à réaliser un certain nombre de tâches. Et il est plus difficile de parler à quelqu’un qui est devant un écran, parce qu’il apparait plus occupé, que s’il travaillait assis à une table. Tout le monde reconnait que l’ambiance de ces salles a beaucoup changé faisant ressortir une sorte d’isolement dû à l’utilisation de ces écrans. Le « collectif » est mis à mal par le mode de communication qui devenu individualisé. Hier une information était affichée sur un tableau ou mise dans son casier, et on régissait souvent immédiatement devant son entourage professionnel présent. Aujourd’hui si vous recevez par mail cette même information, vous êtes isolé, car n’étant plus dans l’établissement scolaire, dans un autre cadre. Les relations sont atomisées, l’information étant envoyée de personne à personne. Il devient plus difficile de réagir collectivement de se retrouver, de discuter du problème, il n’y a plus cette spontanéité du collectif informel devant le tableau d’information.

De plus les conflits qui émergent à cause de l’utilisation des mails sont notables : une personne en conflit avec un tiers prend tout le monde à témoin ; les informations par mail arrivent à toute heure posant le droit de lire ou de ne pas lire, de réagir si besoin, dans un délai donné. Des chartes de l’informatique et du numérique existent bien dans les collèges, précisant tous ces points mais sont souvent inconnues des enseignants. L’enseignant peut aussi se sentir pris au dépourvu parce qu’il n’a pas vu le mail le sollicitant, ou qu’il est passé à côté d’une information importante.

Les relations avec les usagers sont aussi modifiées. Avec les parents d’abord. La grande question aujourd’hui est : faut-il saisir toutes les notes pour que les parents aient accès par l’Environnement Numérique de Travail aux résultats de leur enfant ? Ils peuvent effectivement surveiller les notes, les devoirs, leurs absences en temps réel. De plus la note est sans l’appréciation annotée sur la copie. On leur donne ainsi l’illusion de s’impliquer dans l’école mais c’est un mode de relation qui est basé sur la méfiance et la surveillance. Cette dématérialisation éloigne encore plus les parents de l’école car ils n’ont plus l’impression de devoir rencontrer l’enseignant. Des parents et des chefs d’établissements font pression pour avoir ces notes en ligne bien qu’aujourd’hui ce ne soit pas obligatoire. Concernant la communication entre élèves et enseignants par le réseau de l’ENT – la seule autorisée -, la communauté scolaire est aussi très partagée.

Une intensification du travail qui est lié au fait que cette obligation numérique était couplée avec un nouveau mode de management – avec l’idée initiale d’augmenter la productivité. Le temps qui se dégageait aurait pu être destiné à échanger, se rencontrer, avoir plus d’informel entre enseignants par exemple, mais cela n’a pas été le cas, d’autres tâches ayant été rajoutées. C’est aussi de concevoir le numérique à la fois comme un instrument de contrôle - même si souvent c’est de l’autocontrôle -, que de contraindre le travail, avec l’objectif d’augmenter la productivité. Mais cela diminue les marges de manœuvres qui sont nécessaires à tout métier. Les psychologues ont montré que pour faire son métier il faut adapter le prescrit au réel. Le problème du numérique est cette espèce de vision de pouvoir contraindre, d’obliger à se plier à telle ou telle méthode. Il y a un doute sur l’efficacité car la multiplication des plans numériques me laisse songeuse car ils se succédent rapidement à grand frais de publicité. Pourquoi l’éducation nationale a toujours le besoin de présenter chaque nouveau plan comme quelque chose de miraculeux, alors que les enseignants n’ont pas eu besoin de cela pour utiliser des photocopieuses ? Est-ce que le numérique correspond alors à un nouveau besoin pédagogique lié à la nature du métier ?

 

Note

1 Centre d'Analyse Stratégique – Quel est l'impact des TIC sur les conditions de travail dans la fonction publique ? janvier 2013. L'impact des TICE sur les conditions de travail- Rapport et documents, février 2012