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Travail et technique

Du groupe Assises

Le capitalisme industriel naît au tournant des 18ème et 19ème siècles. La rationalisation du travail et sa mécanisation modifient les relations entre les personnes. De façon liée, un marché du travail apparait, et le travail s’autonomise des formes coutumières (corporations et ordres) dans lesquelles il était enchâssé.

Ces formes lui donnaient une dimension collective que cette activité a perdue aujourd’hui. Le développement de la mécanisation et plus généralement de la technique (les moyens de mesurer le temps abstrait, l’usage du charbon et de la machine à vapeur) avaient en effet besoin d’une main d’oeuvre « libre » et mobile, obligée de se déplacer instantanément selon les besoins de l’industrie. L’approfondissement de la division du travail, la bureaucratie (Max Weber) et la mécanisation croissante ont progressivement dépouillé les travailleurs de leur liberté. Cette évolution ne s’est pas faite sans heurts. Les 19ème et 20ème siècles ont été témoins de luttes sociales à répétitions, grèves, révoltes luddites, s’organisant entre autres à travers partis et syndicats marqués par les idéologies anarchistes et surtout marxistes. Les partis sociaux-démocrates chercheront un compromis avec le capitalisme pour revendiquer des conditions de travail plus dignes et un meilleur partage de la valeur ajoutée.

Ces combats se sont cependant de plus en plus focalisés (surtout à partir du milieu du 19ème siècle) sur la liberté du travail (liberté de le choisir) et les compensations monétaires permettant d’accepter la subordination inhérente au contrat salarial. La recherche de la liberté dans le travail (où le travailleur a un mot à dire sur sa finalité), d’une certaine forme d’autogestion et d’un travail créatif, s’est perdue en route (Alain Supiot). Dans les termes d’Hannah Arendt, l’activité de l’animal laborans (le travail), en est venu à dominer celles d’homo faber (l’oeuvre) et d’animal socialis (l’action au sens politique du terme, « condition humaine de la pluralité »), dans une inversion typiquement moderne. Comme elle l’écrit en 1958, « l’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs », montrant que le capitalisme est d’abord une société de production.

Le retour en force de la doctrine néolibérale au début des années 1980, rompant avec le compromis fordiste, a vu émerger de nouvelles méthodes de « management », de « gestion optimale des ressources humaines » et maintenant du « capital humain ». Les quelques liens sociaux qui étaient parvenus à subsister à cette évolution séculaire sont en cours de disparition définitive, du fait du démantèlement systématique de toutes les lois qui protégeaient les travailleurs et leur donnaient encore une dimension collective, à défaut de sens.

Depuis deux décennies, le déferlement de la numérisation de toutes les activités accroît considérablement cette individualisation du travail. Mais, de par la nature même de ces technologies, les bouleversements vont bien au-delà. Tout d’abord, les impacts écologiques de la numérisation sont considérables : montagnes éventrées à la recherche de terres rares, et consommation croissante d’énergie pour faire fonctionner tous ces algorithmes et objets connectés. L’arrivée de la 5G nécessitée par l’Internet des objets est de ce point de vue particulièrement inquiétante. Ensuite, on voit apparaître de nouvelles formes de travail, si l’on peut encore appeler cela ainsi, comme ces « travailleurs du clic », petites mains invisibles derrière le fonctionnement des réseaux et autres plateformes, aussi appelé micro-travail. Les relations humaines dans les entreprises et les administrations sont progressivement médiées par des logiciels : on peut parler de management algorithmique, qui déshumanise encore un peu plus les relations et oblige les gens à obéir à ce que les algorithmes auront prévu pour eux. L’auteur de l’algorithme est invisible et omniprésent, comme l’administration du Château de Kafka. Enfin, du point de vue personnel, chacun est invité à se faire entrepreneur, voire start-uper de lui-même, gérant son « capital humain » et ses « compétences » avec la même audace et le même souci d’innover que le ferait une start-up. L’accélération perpétuelle, la désintégration des liens humains, la pression croissante des hiérarchies, de plus en plus souvent invisibles car algorithmiques, engendrent une augmentation massive de la souffrance au travail, qui se traduit par un accroissement des burn-out et des suicides. Aujourd’hui comme au 19ème siècle, le travail tue.

Il est urgent d’interroger ces évolutions, d’en comprendre les origines et les matérialisations, afin de pouvoir lutter contre la déshumanisation, la dégradation écologique et imaginer d’autres formes de production et de vivre-ensemble, respectueuses de la nature et des êtres humains. Vu l’ampleur des domaines concernés, notre association se propose de consacrer les prochaines Assises, au sujet du travail et de la technique.