TECHNOlogos Travail, numérique au temps de la covid

La dématérialisation au service de l’esclavage et des massacres au Congo

De Fabien Lebrun

Auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique et membre de la revue illusion.

La pandémie de covid-19 va de pair avec la numérisation du monde et la digitalisation du travail. Que cela signifie-t-il ? Une accélération forcée du télé-travail, et son corollaire une sur-consommation d’écrans, asseyant davantage la domination du virtuel sur le réel, de la distance sur la présence, du « sans contact » sur le corps et, in fine, de l’immatériel sur le matériel.

Du mythe de la dématérialisation…

Nouvelle idéologie du capitalisme et d’une partie de ses prétendus opposants, la dématérialisation gagne du terrain, puisqu’engloutissant de nouveaux secteurs et activités salariés. Dans le même temps, la dématérialisation censure la matérialité de nos vies virtualisées. Le confinement masque les possibilités matérielles de notre existence en France et ailleurs dans les pays surdéveloppés, par exemple les possibilités matérielles du travail réalisé via des outils informatiques et du matériel technologique (ordinateurs personnels et téléphones mobiles, imprimantes, connectique, etc.), ou celles permises par toute une infrastructure lourde faite de réseaux techniques complexes, de centres de données, de câbles sous-marins, de fibre optique, par le fonctionnement de multinationales et start-up, plateformes et applications énergivores, jusqu’aux terminaux que sont les gadgets à écran.

La dématérialisation révèle une crise de la pensée et interdit une pensée de la crise – crise du travail notamment. Sa propagande doit être prise au sérieux. La dématérialisation est à considérer comme l’un des concepts les plus puissants du capitalisme contemporain, couvrant les quarante dernières années et accouchant d’une cohorte de concepts postmodernes. Ceux-ci ont accompagné et légitimé le développement du capitalisme, enfermant la critique sociale dans une impasse. Cet égarement de la pensée se caractérise notamment à partir des années 1970 par la mode du préfixe « post », dont le plus grotesque exemple est sans doute la société post-industrielle, qui ouvra le bal de la fin des idéologies, de la fin de l’histoire, de la fin du travail, jusqu’à la fin du corps et désormais la post-humanité. Ces différents avatars sont aujourd’hui revendiqués par une certaine gauche postmoderne (du communisme informationnel d’Antonio Negri au capitalisme cognitif de Yann Moulier-Boutang) qui refuse l’urgente critique des nouvelles technologies.

À partir de cette pensée magique, les usines et les industries auraient progressivement disparu depuis les années 1980, a priori en Amérique du Nord et en Europe. Plus sérieusement, elles ont été délocalisées, spécialement en Chine. Et pour un capitalisme immatériel chère à la revue Multitudes, c’est raté, puisque « l’on s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité[1]». Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), publié en 2019, l’extraction mondiale de minerais a triplé depuis les années 1970 pour atteindre 70 milliards de tonnes en 2010[2]. Peut-on évaluer ou se représenter la charge de travail ? Cette donnée, raillant la pensée postmoderne hors-sol, exige justement de partir du sol, de la terre, de la matière transformée : des millions d’êtres humains mutilés par le travail forcé et meurtris par l’esclavage sont concernés.

En opposition radicale à cette dématérialisation du capital, de l’économie ou encore du travail, qui décrètent inexistants ces millions de travailleurs de par le monde si l’on considère par exemple « le travail vu du Sud »[3], je soutiens une approche matérialiste du numérique (donc du travail parmi tant d’autres aspects), au sens philosophique et théorique, s’inscrivant au sein d’une théorie critique du capitalisme contemporain. D’une part, parce que les technologies numériques sont le fer de lance du capitalisme, les techno-sciences appliquées à la production et ainsi la matrice du capital ; d’autre part, parce que le travail est la catégorie centrale du capitalisme (en tant qu’abstraite quantité de temps à produire des marchandises indifférenciées, soit la substance du capital qui génère argent et valeur afin de le reproduire).

Penser le travail et le numérique au temps du covid – temps et manifestation de l’auto-destruction du capitalisme et de l’auto-anéantissement de l’homme synonymes d’une destruction généralisée et systémique du vivant et de la planète[4], auxquelles le numérique travaille ardemment – convoque dialectiquement critique de l’économie politique et technocritique, en articulant les différents développements du capitalisme selon les régions du monde. Cette dimension matérielle est en ce sens inévitablement mondiale. Le capitalisme mondialisé par les technologies numériques implique de le penser mondialement, au sein d’une dialectique centres-périphéries capitalistes, d’élaborer une pensée systémique, d’établir des interactions et interrelations entre divers phénomènes économiques, secteurs industriels et régions du monde effectivement reliés par le numérique. Le numérique se pose en médiateur hégémonique et impose des liens – via l’économie et le travail – dans un monde où une décision, une action quelconque, aura de potentielles répercussions à l’autre bout de la planète, convoquant le principe responsabilité vis-à-vis de tous et de chacun.

C’est à partir de ce positionnement épistémologique que l’on peut observer et interpréter, puis critiquer et condamner, ce qui se passe devant et derrière les écrans, avant (production et fabrication) et après (démantèlement et élimination) l’utilisation de technologies numériques (notamment pour travailler). Autrement dit, appréhender minutieusement chaque étape du cycle de vie des marchandises technologiques qui, à bien y regarder, s’apparente plutôt à un cycle de mort. Une approche matérialiste englobe tout agissement de l’amont à l’aval du cycle de production. Pour un smartphone par exemple : conception, investissement et valorisation boursière, exploration, extraction, transport, transformation, assemblage, finition, commercialisation, marketing, vente et achat, consommation, recyclage ou destruction. Chacune de ces étapes engage cerveau, muscles et nerfs d’êtres humains (hommes, femmes et enfants). La dématérialisation – matérialisation de la pensée magique – se débarrasse de toutes ces étapes pour ne garder que la consommation. Une approche matérialiste oblige donc à s’extraire de son contexte géographique et de sa temporalité, à se dégager de l’ethno-centrisme afin de penser l’ailleurs et l’Autre qui participent de mon existence, y compris de penser mes conditions matérielles de travail : des personnes des quatre coins du globe travaillent pour que je puisse travailler dans un pays gavé de matériels.

Devient alors évident le néo-colonialisme inhérent au capitalisme. La production électronique mondiale, qui a reconfiguré la division internationale du travail dans les années 1980, repose effectivement sur de nouvelles logiques colonialistes, jusqu’à l’actuel façonnement des plateformes numériques. La fabrication des algorithmes et des automates est par exemple exécutée dans les périphéries capitalistes par un travail en miette : « les pays qui achètent des micro-tâches sont les États-Unis, le Canada, l’Australie, la France et le Royaume-Uni, alors que ceux où résident les travailleurs du clic sont l’Inde, les Philippines, le Pakistan, le Népal, la Chine, le Bangladesh. Cela suffit à dire qu’un certain nombre de structures de dépendance économique à l’échelle mondiale sont héritées de notre passé colonial et réapparaissent à travers ces micro-marchés du travail »[5], comme la mise en place des intelligences artificielles.

Sarah Roberts évoque quant à elle les travailleurs de l’ombre ou les nettoyeurs du web que sont les modérateurs de contenus des plateformes numériques : « un type de travail, un niveau de salaire, une catégorie de travailleurs dont la périphérisation est rendue possible et renforcée par la numérisation »[6]. Elle nous incite « à considérer la question de la main d’œuvre comme une composante essentielle de la matérialité des infrastructures » opérée à partir de « relations historiques de domination militaire, économique et culturelle »[7]. Facebook, Instagram et les autres disposent d’un réseau mondial de sous-traitants, entre autres aux Philippines, en Inde, au Bangladesh et au Mexique. Formés à partir d’« héritages postcoloniaux »[8], les GAFA exercent une domination néocoloniale.

Ceci se vérifie davantage si l’on déplace à nouveau le curseur et se penche sur ce qui se passe en amont, permettant à tous ces travailleurs de cliquer des heures durant à filtrer l’horreur numérique (pédo-pornographie, décapitations, haine en ligne, etc.) et plus généralement à travailler à partir de marchandises numériques. Cette frénésie de travail sans sens ni qualité, qui s’étend indéfiniment, semaine et weekend, jour et nuit, chez soi et pendant les vacances, est impossible sans une production elle-même démesurée de marchandises numériques, synonyme d’une quantité monstrueuse de travail en amont. À ce titre sont vendus chaque année dans le monde environ 250 millions d’ordinateurs, 150 millions de tablettes et 2 milliards de téléphones mobiles.

Pour rendre visible cette production et ce travail, un tour du monde permettrait d’observer avec effroi la souffrance de millions d’individus exploités ici pour extraire des minerais, là-bas pour transformer la matière extraite, ailleurs le calvaire pour assembler les pièces de ces gadgets technologiques. En analyseur de ces diverses situations, nous nous pencherons sur le travail des enfants au Congo afin d’extraire des minerais indispensables à l’érection d’une société mondialement connectée. La critique présente du numérique part d’un lieu où il est paradoxalement le moins développé mais où son coût humain et écologique dépasse l’entendement.

… à la réalité sanglante au Congo

En d’autres termes, c’est l’extractivisme et l’exploitation des ressources naturelles – établissant la base matérielle du capitalisme numérique, son armature, son squelette, sa charpente (donc également celle du travail) – qu’il faut étudier afin de comprendre la matérialité de nos vies virtualisées. Il faut remonter le circuit de la mondialisation marchande, repartir à la base de la chaîne de valeur produisant les gadgets technologiques par milliards, jusqu’à ce qui les constitue, jusqu’à leur composition en métaux, eux-mêmes résultats et produits à partir de minerais : on atterrit alors inévitablement au Congo.

Aux adeptes de la dématérialisation, il faut sans cesse rappeler que les technologies numériques sont concrètes, fabriquées par des êtres humains réels – des enfants de chair et d’os – à partir de matières également concrètes, tangibles, terrestres. Le smartphone greffé à la main ou collé dans la poche provient de la terre et non du ciel.

Toutes ces marchandises technologiques indispensables au travail sont produites avec des minerais dont nombre d’entre eux sont extraits au Congo. Un smartphone est par exemple composé d’une quarantaine de métaux issus du coltan, du cobalt, de l’étain, du tungstène, de l’or, du manganèse, etc. Or, il s’avère que le Congo détient une grande partie des réserves mondiales de certains de ces minerais. Cet immense pays regorge de ressources naturelles indispensables au secteur high tech et à tous les secteurs industriels qui lui sont liés, c’est-à-dire un pan conséquent de l’économie mondiale[9]. Dans l’état actuel du capitalisme, une chose est sûre : pas de numérique sans Congo, pas de télé-travail ici sans esclavage là-bas.

Les conditions d’extraction du minerai tout comme le sort infligé aux enfants afin de s’approprier les terres riches en minerais représentent une destruction radicale des enfants, parfois jusqu’à leur extermination, synonyme d’une barbarie à l’œuvre depuis une vingtaine d’années dans un silence insoutenable. Les mines de la honte de toute une civilisation et les minerais de sang logés dans les écrans ont déjà été dénoncés dans les années 2000 par des journalistes. En 2007, Patrick Forestier faisait le constat accablant d’« enfants qui triment comme des forçats », concluant que « des enfants meurent dans les mines d’Afrique afin que d’autres, en Occident, puissent s’amuser sur leurs consoles de jeu »[10]. Sur place, les affairistes crapuleux et les militaires corrompus fouettent des gosses qui triment dans des tunnels irrespirables, sous terre où ils manquent d’air, munis de leur lampe frontale, d’un burin et d’un marteau.

Dans son enquête, le journaliste Christophe Boltanski évoque explicitement une population réduite à l’esclavage. Le récit d’un creuseur de cassitérite (extraite pour les soudures électroniques) dans l’Est du Congo va en ce sens : « on peut travailler 48 heures sans sortir du puits. On nous surnomme les hiboux car on vit dans le noir et on ne dort jamais »[11]. Afin d’extraire le cobalt sans lequel l’écran est à plat, les enfants creuseurs travaillent parfois pieds et mains nues, par forte chaleur ou sous la pluie et portent des sacs de 20 à 40 kilogrammes. Ils gagnent un ou deux dollars la journée qu’ils se font souvent taxer par la police. D’autres enfants sont courbés dans l’eau, à tamiser, afin d’extraire l’or fortement présent au Congo et logé dans les gadgets à écran.

Les enfants mineurs sont payés seulement s’ils trouvent quelque chose. Ils contractent des maladies respiratoires et des infections pulmonaires à force de respirer des poussières et d’inhaler des produits et des drogues. Ils peuvent travailler 72 heures sans s’arrêter. Dociles et petits, ils peuvent ainsi se faufiler dans des galeries et des tuyaux jusqu’à 60 mètres de profondeur qui parfois s’effondrent. Ces enfants sont martyrisés, leur corps frêle mutilé, avec membres amputés, tête broyée, poitrine enfoncée, jambe écrasée sous une pierre ou coincée dans la roche, jusqu’à être étouffés et ensevelis sous les minerais. Des centaines de gosses meurent ainsi lors d’éboulements, disparaissent à jamais sans que personne ne le sache. On les appelle les morts fantômes. Gosses sans contrat de travail ni existence légale, superflus, ils ne laissent aucune trace.

Les enquêtes se suivent et se ressemblent depuis une vingtaine d’années. En 2019, d’après une journaliste canadienne, « au pays du coltan, minerai qu’on retrouve dans nos cellulaires, nos ordinateurs portables et nos consoles de jeux, des enfants meurent dans ces collines à force de travailler dans des conditions dignes du Moyen Âge »[12]. Le calvaire de jeunes garçons s’accompagne du calvaire de jeunes filles, puisque la prostitution est très présente aux alentours des mines. Une enfant prostituée pour un enfant creuseur : c’est le prix d’un écran au Congo. D’après le responsable de l’Organisme de protection de l’enfance et de la jeunesse du monde au Congo, « les petites filles mineures sont amenées par leurs aînées pour être proposées aux creuseurs artisanaux afin d’assouvir l’appétit sexuel de ces artisans miniers. Ce sont les aînées qui empochent l’argent »[13].

Au Congo, spécialement dans les provinces des Kivus (Nord et Sud) pour le coltan, l’étain et le tungstène, de l’Ituri pour l’or ou encore du Katanga pour le cobalt et le cuivre (sans compter le Kasaï pour les diamants), les enfants représentent une main d’œuvre bon marché ou gratuite inépuisable. Dans les mines artisanales de cobalt par exemple, les petits creuseurs peuvent rester jusqu’à douze heures de suite dans des tunnels meurtriers, sans casque ni masque, exposés à une poussière toxique. D’après l’Unicef, en 2014, « plus de 40 000 enfants travaillaient dans les mines du sud du pays. Ils sont probablement beaucoup plus aujourd’hui car la demande explose. Elle devrait être multipliée par quatre d’ici à 2020 et par 11 en 2025 »[14]. Amnesty international évoque entre 110 000 et 150 000 creuseurs, dont des enfants de 4 ans, dans des mines de cobalt qui alimentent les batteries de smartphones, appareils photo, tablettes, ordinateurs et autres voitures électriques[15].

On n’a pas fini de compter les cadavres d’enfants congolais, et d’accumuler des témoignages comme celui de Dorsen, 8 ans : « quand je travaille ici, je souffre » ; de Richard, 11 ans : « toutes les parties de mon corps me font mal » ; de Paul, 12 ans : « je passais 24 heures d’affilée dans les tunnels, je devais me soulager dedans » ; de Mathy, 9 ans : « je mangeais seulement quand j’avais de l’argent » ou de Dany, 15 ans : « on a mal partout »[16], recueillis ces dernières années pour l’extraction de cobalt au Katanga, province du Sud-Est du Congo. On peut même affirmer que la transition énergétique et numérique en cours est un massacre de masse programmé d’enfants, puisque celle-ci repose en partie sur le cobalt, dont 80 % des réserves mondiales sont estimées être localisées au Katanga, indispensables pour la fabrication de batteries (on compte 5 à 10 grammes de cobalt dans un téléphone portable, 30 grammes dans un ordinateur portable et 4 à 8 kilogrammes dans une voiture électrique).

Les organisations humanitaires accumulent les rapports, pointant toujours les mêmes multinationales. Amnesty international signalait en 2015 puis en 2017 une énième fois le travail d’enfants, parfois âgés de 7 ans, qui extraient les minerais dans des conditions épouvantables. L’ONG a enquêté sur seize compagnies mondiales dont Apple, Dell, HP, Microsoft, Lenovo, Huawei, Vodafone ou encore Sony[17]. Cela fait vingt ans que du sang d’enfant congolais est incorporé dans leurs marchandises. Ces firmes du secteur high tech le savent et s’en moquent. Amnesty international indique le 11 novembre 2017 que « les géants industriels ne font pas le nécessaire face aux allégations de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement en cobalt pour les batteries ». Le ministère du travail des États-Unis a classé le cobalt depuis au moins 2009 comme un bien provenant du travail des enfants. Depuis 2011, l’Organisation internationale du travail signale que « le secteur minier est de loin le plus dangereux pour les enfants en termes de lésions mortelles » et que « le cobalt, qui peut endommager le cœur, la thyroïde et les poumons, exacerber l’asthme, a été trouvé chez 87 % des enfants vivant à proximité d’un site d’extraction minière »[18].

Au Congo, les technologies numériques qui bouleversent les conditions de travail en centres capitalistes sont directement liées à l’esclavage et à la traite d’enfants, aux violences sexuelles et aux actes barbares commis sur eux, aux enfants dépourvus d’alimentation et de soins, à leurs assassinats, à cause de l’appropriation de minerais qui les constituent. Minerais au cœur d’une succession de guerres et de pillages de la part des États voisins (principalement le Rwanda et l’Ouganda), des puissances européennes, états-uniennes et asiatiques qui les soutiennent ainsi que les multinationales de tous les secteurs électroniques de la chaîne de valeur.

Succession de conflits armés entretenus par l’État congolais lui-même et une centaine de groupes armés (congolais et étrangers) qui alimentent une économie criminelle pour et autour des minerais contre les populations locales. Les éléments matériels et concrets des technologies numériques se révèlent être une des causes de la perpétuation des conflits armés qui durent depuis plus de vingt ans, se traduisant par des massacres de masse. Depuis le milieu des années 1990, pour le coltan, l’or, le tungstène, le manganèse, l’étain, le cobalt, etc., on estime plusieurs millions de déplacés, des centaines de milliers de civils privés de nourriture et de soins (majoritairement des femmes et des enfants), des dizaines de milliers de viols (majoritairement des jeunes filles) et plusieurs millions de morts (de 5 à 10 d’après les estimations), majoritairement des enfants.

La raison de cette morgue d’enfants et de cette mise en esclavage de populations congolaises ? Qui veut bien la connaître la connaît depuis vingt ans, comme le répète inlassablement le docteur Denis Mukwege, ici à l’occasion de son Prix Nobel de la Paix : « l’abondance de nos ressources naturelles – or, cobalt, coltan et autres minerais stratégiques – alimente la guerre, source de violence extrême et de la pauvreté abjecte au Congo. […] J’ai moi-même un smartphone qui contient des minerais qu’on trouve chez nous, souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, victimes d’intimidations et de violences sexuelles. […] En utilisant votre smartphone, réfléchissez un instant au coût humain de la fabrication de ces objets […]. Fermer les yeux devant ce drame, c’est être complice […]. Bébés, filles, jeunes femmes, mères, grands-mères, et aussi les hommes et les garçons sont violés de façon cruelle. […] Le peuple congolais est humilié, maltraité et massacré depuis plus de deux décennies au vu et au su de la communauté internationale. Aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, plus personne ne peut dire : je ne savais pas »[19].

Le capitalisme numérique se trouve au cœur d’un massacre de masse commencé il y a vingt ans au moment même de l’essor du marché de la téléphonie mobile. L’exploitation des minerais indispensables à la fabrication de marchandises technologiques concorde avec le début du conflit. L’indécente industrie du jeu vidéo s’en rappelle bien, particulièrement Sony qui manquait pour le Noël 2000 de coltan dans ses consoles de jeu Playstation, époque de la deuxième guerre du Congo où les enfants mouraient les uns après les autres[20]. Capitalisme numérique et barbarie au Congo apparaissent conjointement.

Suite à plusieurs enquêtes et témoignages décrivant l’indicible (en particulier le viol comme arme de guerre jusqu’à la destruction de l’appareil génital féminin), des campagnes d’information et de sensibilisation, est alors publié en 2010, par un groupe d’experts de l’ONU, le rapport Mapping, véritable catalogue des horreurs couvrant la période de 1993 à 2003, décrivant pas moins de 617 violations des droits humains, dont nombreuses, si une juridiction internationale les traitait, pourraient être qualifiées de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, voire de crimes de génocide. Un chapitre entier est consacré à l’exploitation illégale des ressources naturelles destinées à l’industrie numérique.

En 2020, dix années se sont écoulées et ce rapport est resté lettre morte, tout comme les crimes impunis et les coupables en liberté. Les rapports annuels des Nations unies ainsi que ceux d’ONG pointent systématiquement du doigt les multinationales high tech. Parmi les innombrables infractions juridiques, amendes et sanctions visant les GAFA, l’organisation de défense des droits humains International Rights Advocate déposait en décembre 2019 une plainte contre Apple, Microsoft, Google, Dell et Tesla pour le travail d’enfants dans les mines congolaises[21].

Au temps du covid, les exactions et les massacres perdurent en Afrique centrale. Alors que le télé-travail s’accélérait partout dans le monde, à 6 000 kilomètres de la France, qui se souciait des 1 300 personnes tuées au cours du premier semestre 2020 dans l’Est du Congo[22] ? Qui s’insurge des 43 morts suite à l’effondrement d’une mine de cuivre et de cobalt en juin 2019 ? Des 16 morts dans un accident minier en octobre 2019 ? Des 50 morts dans l’effondrement d’une mine d’or le 12 septembre 2020[23] ? Mais enfin, combien de morts congolais faudra-t-il encore afin d’assurer la digitalisation du travail et ainsi perpétuer la barbarie numérique ?

 

Notes

1) Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Seuil, 2014, p. 17.

2) Voir International Ressource Panel/PNUE, « Perspectives mondiales des ressources mondiales », 2019.

3) Cf. Cédric Leterme, L’Avenir du travail vu du Sud. Critique de la « quatrième révolution industrielle », Paris, Syllepse, 2019.

4) Le rapport précédemment cité précise que l’ensemble des activités extractives (agricoles, énergétiques et minérales), depuis les années 1970, sont responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre et de 90 % de la perte de la biodiversité dans le monde.

5) Antonio Casilli, « L’automate et le tâcheron », in Passerelle, n° 21 (« Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies »), 2020, p. 24.

6) Sarah T. Roberts, Derrière les écrans. Les nettoyeurs du web à l’ombre des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2020, p. 92.

7) Ibidem, p. 199-200.

8) Ibid., p. 210.

9) Voir Léonide Mupepele Monti, L’Industrie minière congolaise. Chiffres et défis, Paris, L’Harmattan, 2012.

10) Patrick Forestier, « Du sang dans nos portables », Canal +, 12 décembre 2007.

11) Christophe Boltanski, Minerais de sang. Les esclaves du monde moderne, Paris, Gallimard, 2012, p. 61.

12) Sophie Langlois, « Du sang dans nos cellulaires », in Radio Canada, 12 mai 2019.

13) George Lazarre, Le Prix du sang en République Démocratique du Congo, Acoria, 2014, p. 53.

14) Philippe Escande, « Cobalt : du sang dans nos batteries », in Le Monde, 24 novembre 2017.

15) Voir également l’enquête du Washington Post, « Le cobalt, le Congo et les coûts socio-écologiques de la high tech », 30 septembre 2016.

16) Voir Amnesty international, « Le travail des enfants derrière la production de smartphones et de voitures électriques », 19 janvier 2016.

17) Voir Afrewatch et Amnesty international, « Voilà pourquoi on meurt. Les atteintes aux droits humains en RDC alimentent le commerce mondial de cobalt », 2015 et Amnesty international, « Le temps est venu de recharger des batteries “propres”. Les atteintes des droits humains dans la chaîne d’approvisionnement en cobalt en RDC : entre action et inaction des entreprises », 2017. Huawei et Apple sont par ailleurs accusés d’alimenter le travail forcé de Ouighours dans les camps de concentration de la dictature chinoise.

18) OIT, « Enfants dans les travaux dangereux. Ce que nous savons, ce que nous devons faire », 2011 (www.ilo.org).

19) Discours de Denis Mukwege, lauréat du Prix Nobel de la Paix 2018, Oslo, 10 décembre 2018.

20) Dès le début des années 2000, Médecins sans frontières alertait contre cette tuerie de masse d’enfants. D’après MSF, dans certains districts de l’Est congolais, 75 % des enfants de moins de trois ans n’ont pas survécu et la mortalité infantile a décimé 60 % des enfants de moins de cinq ans (voir Silence on meurt. Témoignages, Paris, L’Harmattan, 2002).

21) Le Monde, « Une plainte déposée contre les géants de la tech pour le travail des enfants dans les mines de RDC », 17 décembre 2019.

22) Voir la Monusco (Mission de l’ONU pour la Stabilisation au Congo-RD).

23) Reuters, « Au moins 50 morts dans l’effondrement d’une mine d’or en RDC », 11 septembre 2020.