TECHNOlogos Travail, numérique au temps de la covid

Editorial

De Jean-Luc Pasquinet

Tout commence par le constat des méfaits tragiques d’une industrie soit-disant « dématérialisée » permise par le numérique, qui va permettre le télétravail. L’analyse de Fabien Lebrun nous révèle une formidable opération de fétichisme et d’aliénation où la partie cache le tout. Parler de « dématérialisation » c’est s’arrêter à la consommation et oublier ce qui se passe au niveau mondial et le reste du cycle qui a permis d’arriver au produit final comme le smartphone ou le PC. L’auteur se concentre sur le Congo sans lequel nos smartphones n’existeraient pas et décrit en détail l’horreur de la numérisation du monde, l’exploitation, l’assassinat et le viol des enfants, un pays en guerre à cause de minerais.

Mais les dégâts concernent aussi les travailleurs chez nous. Danièle Linhardt nous explique qu’au début, séduits par le télétravail qui permettait de s’extraire de l’entreprise et de ses contrôles ils ont vite déchanté quand le deuxième confinement est arrivé. Ils se sont aperçus des conséquences de la perte de socialisation permise malgré tout par le travail en site : l’importance du regard des « Autres » même réduits à des concurrents par le management moderne par exemple. Car au-delà de l’opposition entre le télétravail et le travail subsiste la subordination qui attache les travailleurs à l’entreprise, indiquant que l’enjeu n’est pas technique mais d’abord politique.

L’aspect politique sera aussi abordé par Mathilde Cocherel à travers une opposition, autonomie/hétéronomie. Mathilde se demande si le télétravail ne risque pas d’encourager la mise en place du revenu d’existence au détriment du gratuit et l’abandon du sens qu’il y a à faire société, remettant en cause l’hétéronomie où le travail rémunéré est fait avec et pour les « Autres », ceux qui ne nous sont pas proches. Tout cela à cause de l’effacement de la frontière entre la sphère domestique et celle de l’entreprise qui se produit avec le numérique.

Après l’aspect social et politique voici les conséquences du télétravail sur les corps, car c’est le premier impacté pour Marie Pezé. Reprenant une thèse que nous avons déjà trouvée chez Ernst Knapp, qu’à l’origine la technique-outil était un prolongement du corps humain, Marie constate que ce corps est dépassé par la supériorité de la technique et l’accélération de tout. Aujourd’hui celui qui s’en sort n’est pas le plus fort ni le plus intelligent, mais le plus rapide. La conséquence est que le travailleur peut de moins en moins se réaliser dans son travail qui est bâclé, surveillé, individualisé, mis en concurrence, et où la séparation vie privée/professionnelle est remise en cause. Tout cela empêche de penser et occasionne des pathologies de surcharge, car il faut tenir.

On atteint le fond avec le témoignage de Carlos Talk qui a vraiment fait l’expérience du « télétravail du click » comme on dit. Ce qui frappe dans son récit c’est l’absence d’âme, de sens, tous les contenus sont équivalents, l’objet est Roi, mais surtout c’est le retour à une forme de travail que l’on croyait révolue, celle des Canuts à Lyon. Il devait vérifier la cohérence entre les recherches des internautes et les réponses de la machine, autrement dit assister la machine, alors qu’avec le vélo électrique c’est le moteur qui assiste le pédaleur, dans le monde numérique c’est l’inverse, c’est l’homme qui assiste la machine et cela pour 278 € pour 20h de travail… chez lui avec ses propres moyens, à ses frais…

Il est clair qu’avec le télétravail nos sens sont mis en jachère comme le constate Christian Lefebvre, reflet d’un monde où il y a de moins en moins d’objets faits par des artisans autonomes. Il reste encore des tâches non « télétravaillables » et non numérisables, mais la numérisation du monde avance inexorablement.

Ces conséquences du télétravail sur les corps se retrouvent aussi dans la formation qu’elle soit universitaire ou professionnelle, à partir de deux témoignages. Christopher Pollman déplore la réduction du corps à la voix et surtout la modification du rapport de forces en faveur de l’enseignant. Il conclut en constatant qu’on est passé de « l’illectronisme » à l’addiction aux écrans. Nicolas Alep constate l’accroissement des inégalités entre les élèves, l’augmentation des dépressions, une précarité qui s’accroit, et la formation livrée au monde marchand sous couvert de la « rentabilité »… Alors comment faire pour « adoucir le désastre » ?