TECHNOlogos 4èmes Assises des 16 et 17 septembre 2016 : "Technique, Médecine et Santé"

Biotechnologies : le tout-génétique ou la fuite en avant réductionniste

Par Christian Vélot

Retranscription : Michel Cucchi

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Résumé

Après la transgenèse, les techniques de manipulation du génome se succèdent à une vitesse spectaculaire, avec des noms plus barbares les uns que les autres (mutagenèse dirigée par oligonucléotides, nucléases dirigées à doigt de zinc, méganucléases, Talen, Crispr-Cas9, etc.). Leurs domaines d’application potentiels sont multiples et concernent aussi bien les végétaux que les animaux et les microorganismes. Certaines d’entre elles peuvent être utilisées directement sur les embryons animaux afin d’obtenir des animaux génétiquement modifiés. Ces techniques, pour lesquelles nous n’avons aucun recul, sont l’objet de tous les fantasmes et de toutes les promesses, que ce soit dans le domaine agricole avec la prétendue amélioration des plantes, ou dans le domaine médical pour le traitement des maladies génétiques.

Si ces techniques constituent des outils susceptibles d’élargir notre champ des connaissances, elles ouvrent aussi la porte à une manipulation non contrôlée, à un brevetage du vivant et à d’autres conséquences non maîtrisables. Cette course au tout-génétique, qui repose sur une vision mécaniste et réductionniste du vivant,  ne conduit-elle pas à des impasses majeures ? S'agit-il toujours de science ? Quelle est la responsabilité de l'universitaire et du chercheur quant aux conséquences — notamment en termes de domestication et d’appropriation du vivant — de ces technologies et de leurs produits, dans la conduite de la démarche scientifique, dans le développement et l'expertise comme dans la transmission du savoir ?

Introduction

Généticien moléculaire à l’Université Paris Sud, je me suis aperçu, lorsque j’ai commencé à exercer ce métier, au début des années 1990, qu’il n’avait rien à voir avec ce j’imaginais quand j’étais étudiant. La biologie est devenue biotechnologie, comme la science est devenue technoscience. La base de l’approche scientifique, c’est de regarder avec ses yeux, d’écouter avec ses oreilles, de toucher avec ses doigts (le sol est mouillé, il a plu, existe-t-il une corrélation entre ces deux constats ?). Cette notion de la démarche scientifique a complètement disparu. Les étudiants ne l’ont plus, parce qu’on apprend très tôt aux étudiants – et même avant, lorsqu’ils sont encore lycéens – non pas à observer le vivant et le comprendre mais à le « maîtriser », c’est-à-dire à le manipuler. L’idée, c’est de détourner le processus de son fonctionnement naturel pour pourvoir en constituer un outil, prétendument au service du citoyen. En fait, ce n’est pas du tout au service du citoyen, mais au service d’intérêts mercantiles à court terme.

En biologie, cette dérive se fonde sur le tout-génétique, une vision selon laquelle l’ADN, le support de l’hérédité génétique, serait à l’origine de tout, le chef d’orchestre du vivant. Ce que l’on est, et ce qu’on deviendra seraient inscrits dès la conception, voire même avant : à quel âge surviendra la ménopause, à quelle heure on va mourir, etc. Cette conception de l’ADN tout puissant a la vie dure – Jacques Testart en a parlé. Elle prolonge les conceptions eugénistes – selon lesquelles des peuples seraient dotés de gènes supérieurs, d’autres de gènes inférieurs – très courantes chez les médecins, les scientifiques, les généticiens du début du XXe siècle. Il fallait donc favoriser la reproduction des premiers, et limiter la descendance des seconds. Ces médecins et scientifiques n’étaient pas forcément racistes ou fascistes. Ils étaient sincèrement persuadés qu’il y avait un gène pour tout – on parlait même à l’époque du gène de la pauvreté (on pouvait toujours travailler plus pour gagner plus, ça ne marcherait pas), du gène de l’intelligence, etc. – et qu’il leur incombait de veiller à la bonne évolution de l’espèce humaine. Aujourd’hui, un siècle plus tard, peu de choses ont finalement changé : on entend parler du gène de l’homosexualité, du gène de la pédophilie (avec un souvent d’ailleurs amalgame entre les deux), du gène de la délinquance, grâce auquel on peut détecter un délinquant au berceau (là encore, les parents, ce n’est pas la peine de l’éduquer, il crèvera les pneus des Mercedes, on ne peut rien y faire). En écoutant France-Info au petit déjeuner, j’ai entendu parler il y a quelque temps du gène de l’intuition – sans doute un gène féminin. Je ne sais pas qui a démontré que l’intuition était d’origine génétique, mais vu la complexité du phénomène, si c’est le cas j’imagine qu’il n’y a pas qu’un seul gène derrière…

L’ADN, ce n’est pas le vivant

Dans la situation actuelle, on fait l’amalgame entre l’ADN et la vie : si on trouve un bout d’ADN dans la moquette du Sofitel, on lui dit « Bonjour Monsieur ». D’ailleurs on prétend – cela s’appelle la biologie de synthèse – construire de toutes pièces des organismes nouveaux – que la nature n’a pas su faire parce qu’elle est trop conne – avec de l’ADN de synthèse. Tous les autres constituants du vivant n’auraient donc aucune importance ? Et comme aux yeux de ces génies de la création le langage de l’ADN est sans doute trop pauvre (l’ADN est constitué par l’enchainement de quatre molécules différentes identifiées par quatre lettres) – même si on est encore à mille lieux d’avoir compris toutes les subtilités et fonctions de l’ADN —, on rajoute deux molécules de synthèse pour créer un langage en six lettres. Et ces programmes de biologie de synthèse sont largement financés et attirent beaucoup les étudiants qui cèdent au chant des sirènes : on va faire des choses extraordinaires, on va construire des organismes de toutes pièces…

Cette vision de l’ADN tout puissant est également parfaitement illustré par les nombreuses expressions métaphoriques utilisées à longueur de journaux télévisés et autres émissions audiovisuelles. On parle de l’ADN d’un parti politique, d’un syndicat, d’une association, d’une entreprise. On nous dit par exemple, à propos de François Dernier, notre roi actuel, que l’écologie n’est pas dans son ADN – on le savait déjà ! — que le parachute doré fait partie de l’ADN de cette entreprise, etc. Ce matraquage est permanent : l’ADN peut tout. Cette vision simpliste et réductionniste du vivant a des conséquences dramatiques.

Se rendre possesseur du vivant

Dès lors que l’ADN est considéré comme le chef d’orchestre du vivant, il suffit alors pour « maîtriser » le vivant, pour le manipuler, d’agir sur l’ADN. Et si on agit sur le chef d’orchestre, on change la musique, on change la partition, et on devient propriétaire de cette nouvelle partition. Ainsi, il suffit à un semencier de modifier un gène dans une plante pour devenir propriétaire non seulement du gène modifié, mais de la plante tout entière. Mieux que cela : si cette plante transmet sa modification par pollinisation à la plante du voisin, celle dernière devient propriété du semencier en question.

En ce qui concerne les plantes agricoles, ces manipulations s’inscrivent dans la démarche d’une agriculture intensive hégémonique qui cherche à supplanter les cultures vivrières des agriculteurs du Sud. Dans l’Uttar Pradesh, les paysans n’ont attendu personne pour mettre au point, à travers une sélection massale millénaire, un coton parfaitement adapté à l’environnement local. Le coton est la cible d’un grand nombre d’insectes. Ces paysans indiens ont sélectionné des cotons poilus qui sont ainsi protégés des insectes suceurs . On les a néanmoins incités à abandonner ces cotons indigènes au profit de cotons génétiquement modifiés standardisés (produisant eux-mêmes des toxines insecticides). On fait ainsi également de l’eugénisme avec les plantes, c’est-à-dire qu’on standardise, on uniformise le vivant, non pas pour satisfaire les besoins alimentaires de la population, comme on le prétend, mais pour répondre à des exigences commerciales, pour satisfaire les besoins financiers de quelques groupes dans le monde.

L’usine à rêves

On nous fait énormément de beaux discours sur les manipulations génétiques, on va pouvoir adapter des plantes ou des organismes à tel ou tel environnement, faire des plantes qui poussent dans le désert, qui fixent l’azote de l’air, de grandes promesses que Jacques Testart regroupe dans une rubrique appelée « si ma tante en avait… ». Or ces plantes miracles ne se réalisent pas parce qu’il s’agit là de leur conférer des propriétés extrêmement complexes qui ne peuvent pas provenir de l’effet d’un seul gène, mais de nombreux gènes dont on ne connaît que quelques-uns. Croire que l’on pourra conférer de telles propriétés à des plantes en modifiant un, deux ou trois gènes, c’est croire au Père Noël. C’est totalement illusoire, mais c’est vendeur. Dans la réalité, nous n’avons que des plantes pesticides, génétiquement modifiées soit pour tolérer un herbicide, c’est-à-dire l’accumuler sans mourir, soit pour produire un insecticide, soit encore pour cumuler les deux propriétés. Et les promoteurs de ces OGM ont eu le culot de nous présenter ces plantes comme un moyen de s’affranchir des pesticides...

La fuite en avant réductionniste

Toute cette dérive technoscientifique s’inscrit dans une démarche de fuite en avant qui ne concerne pas seulement la science — devenue la technoscience —mais également ses domaines d’application, comme l’agriculture depuis des décennies. Auparavant, on pratiquait la polyculture où la cohabitation de différentes plantes conduisait à l’émission de cocktails d’arômes parmi lesquels certains étaient répulsifs pour les insectes. Et puis il y avait des haies autour des parcelles dans lesquelles nichaient les oiseaux, prédateurs d’insectes. Mon père pratiquait la polyculture et n’utilisait pas de traitement (il n’était pas labellisé « bio » parce que cela ne se faisait pas à l’époque : il faisait du « bio » sans le savoir), et de mon enfance, je n’ai jamais vu d’insectes ravager des cultures. Tout s’équilibrait gentiment.

Dans les années 1970, changement de décor. On a assisté au remembrement avec suppression des haies et des arbres qui se trouvaient (où se retrouvaient) au milieu des parcelles (il ne fallait surtout pas perdre de la surface au profit d’un beau chêne ni du temps à le contourner avec les engins agricoles). Et au lieu de continuer à faire des rotations, on a fait la même culture tous les ans dans les mêmes parcelles. A ce moment-là, plus de cocktails d’arômes et pitance à volonté pour les insectes alors attirés comme par des phares allumés dans la nuit par ces monocultures. Dès lors, oui, les insectes sont devenus ravageurs !

Mais cette situation n’est pas grave puisque nous disposons de la solution – qui plus est, forcément synonyme de progrès puisqu’elle sort d’un laboratoire avec des gens en blouse blanche : les insecticides. Et ceux qui pendant trente ans nous ont vanté les insecticides nous disent aujourd’hui que ce n’est pas la panacée (mieux vaut tard que jamais). Mais ce n’est pas grave puisque nous avons à nouveau une solution synonyme de progrès : les plantes génétiquement modifiées qui produisent leur propre insecticide (lequel, par l’intermédiaire des racines notamment, va être largement disséminé dans l’environnement). Quel progrès ! Et pour finir, après nous avoir rebattu les oreilles avec le prétendu caractère chirurgical des techniques OGM, on nous dit maintenant que les procédés de modification génétique utilisés jusqu’à présent (et notamment la transgénèse qui consiste à introduire un gène d’un organisme A dans un organisme B – en l’occurrence, un gène de bactérie dans du maïs pour permettre à ce dernier de produire telle ou telle toxine insecticide) ne sont pas très précis notamment parce qu’on ne maîtrise pas le site d’insertion du transgène. Encore une fois, vaut mieux tard que jamais : cela fait des années qu’avec mes collègues du Criigen, nous le répétons à longueur de conférences et autres interventions publiques.

Les « OGM cachés »

Une autre technique maintenant très utilisée, la mutagénèse aléatoire, consiste à prendre des graines ou des cellules et à les exposer à des rayonnements physiques ou à un traitement chimique qui vont provoquer des mutations, c’est-à-dire des changements ponctuels de la séquence des gènes susceptibles de conférer de nouvelles propriétés, comme d’ailleurs la tolérance à un herbicide. C’est ainsi qu’ont été obtenus des colzas et tournesols tolérants à des herbicides à base de sulfonylurée. On les appelle des « OGM cachés » car ils échappent au champ d’application de la directive européenne en raison du fait qu’ils ne sont pas transgéniques. Bien que reconnus dans la directive européenne légiférant les OGM agricoles comme OGM sur le plan technique, ils ne le sont pas sur le plan juridique. Ainsi, ces plantes ne font l’objet d’aucune évaluation sanitaire et environnementale et sont cultivées sur des parcelles que les agriculteurs ne sont pas tenus de déclarer dans les mairies. Ces évaluations sont déjà particulièrement opaques et précaires pour les plantes transgéniques, mais là elles n’existent pas du tout. Comme c’est de la mutagénèse aléatoire, personne ne sait où les mutations vont se produire. Si, parmi les plantes, l’une devient tolérante à un herbicide, c’est celle-là qui est sélectionnée. Mais des mutations, il y en a forcément dans d’autres régions du génome, sans qu’on se préoccupe de leurs conséquences, c’est vraiment aléatoire.

Mais maintenant nous disposons de nouvelles techniques, beaucoup plus précises, avec des noms plus barbares les uns que les autres. Jacques Testart a parlé de l’une d’entre elles, « Crispr-Cas9 ». Avec ces techniques, le transgène n’irait plus n’importe où, mais là où on lui dit d’aller : la transgenèse serait ciblée. De même les mutations ne seraient plus aléatoires mais dirigées, c’est-à-dire sur des gènes particuliers choisis par avance. Cette plus grande précision est utilisée comme prétexte pour justifier que les produits de ces techniques échappent à la législation OGM, généralisant ainsi les OGM cachés. Ce seraient à nouveau des plantes conventionnelles. C’est la bataille juridique qui se joue en ce moment : les produits de ces nouvelles techniques seront-ils considérés ou non comme des OGM ?

Crispr-Cas9, le kit à fantasmes

Crispr-Cas9 est aujourd’hui considéré comme la technique-phare, au point qu’il serait question, pour la première fois, de donner sans tarder le prix Nobel à ses co-découvreuses(1), non pas sur l’importance de la découverte d’un point de vue fondamental (Crispr-Cas9, c’est d’abord un processus naturel extraordinaire du système de défense des bactéries) mais sur la promesse de ses applications et donc de ses retombées économiques. Cette découverte est en effet l’objet de tous les fantasmes en terme d’applications, notamment pour la production d’animaux génétiquement modifiés, pour résoudre les maladies génétiques (contre lesquelles on attend encore que se réalisent concrètement les « miracles » de la thérapie génique vantés depuis 30 ans avec la propagande annuelle de la télé-mascarade du Téléthon), pour l’amélioration des plantes, etc. L’amélioration des plantes ! Quelle prétention ! L’Homme peut prétendre sélectionner une plante qui présente quelques avantages agronomiques dans un contexte écologique donné, mais améliorer une plante ! Rien que l’emploi de ces termes devrait nous faire tous bondir. Quant à la thérapie génique, si au lieu de tout miser sur une seule technique, au lieu de mettre tous les œufs dans le même panier, on avait pu consacrer l’argent récupéré tous les ans par l’AFM – qui représente plus que le budget annuel en fonctionnement de l’INSERM(2) - à une recherche fondamentale et pluridisciplinaire pour comprendre l’entièreté de la problématique du fonctionnement des gènes et du métabolisme, il y a fort à parier qu’on aurait aujourd’hui des solutions à offrir à ces enfants qui souffrent de maladies génétiques. Aujourd’hui, on nous dit : « bon d’accord, ça n’a pas très bien marché, mais avec Crispr-Cas9, on va y arriver ».

Une industrie fondée sur un déni de connaissance

Toutes ces technologies reposent sur une vision simpliste et obsolète du vivant : celle du « gène-tout-puissant », selon laquelle tout ce qu’est et ce que deviendra un individu serait inscrit dans les séquences d’ADN qui constituent nos chromosomes. Avant le milieu du siècle dernier, on ne connaissait pas l’ADN et ignorait (presque) tout du fonctionnement des gènes. Mais cette vision du tout-génétique triomphant est aujourd’hui un déni scientifique. Nous savons depuis longtemps que si l’ADN est le même dans toutes les cellules d’un organisme pluricellulaire, celles-ci acquièrent pourtant des fonctions spécifiques selon les tissus et organes auxquels elles appartiennent. De fait, tous les grands espoirs qu’a fait miroiter l’ambitieux projet du séquençage du génome (la totalité de l’ADN) humain (qui a duré 14 années et s’est terminé en 2003), en terme de compréhension du vivant et de résolution des maladies génétiques, se sont avérés vains.

Toute l’industrie de la biotechnologie, depuis les années 1970 est fondée sur cette vision mécanistique simpliste du vivant : l’ADN pourrait tout, les gènes – des morceaux d’ADN – seraient des entités indépendantes qui n’interagissent pas entre elles, qui seraient modifiables à souhait et à la carte en n’agissant que sur un gène et un seul, comme si la modification de ce gène n’allait pas avoir de répercussion sur les gènes voisins. Je vous ai parlé, et Jacques Testart avant moi, de Crispr-Cas9, cette technique soi-disant très précise. Or, des résultats montrent déjà que cette technique peut entrainer des modifications secondaires. Et nous ne sommes sans doute qu’au début des surprises… Le génome est évidemment d’une complexité extraordinaire : la modification d’un gène perturbe le fonctionnement des autres et provoque des phénomènes en cascade que nous ne savons pas appréhender. Il y a quelques années par exemple, les scientifiques considéraient majoritairement que ce qui était vraiment important dans l’ADN, c’étaient les morceaux de gènes qui permettaient la fabrication des protéines, et que tout le reste n’avait pas d’importance : c’était de l’« ADN poubelle » (junk DNA) – des collègues utilisent encore ce terme à l’université. Aujourd’hui, on découvre que dans cet ADN que l’on qualifiait de « poubelle » se trouvent un grand nombre de séquences qui sont impliquées dans la régulation de gènes, lesquels permettent à d’autres gènes de s’éteindre ou de s’allumer.

Admettons toutefois que les nouvelles techniques soient plus précises, parce qu’elles vont effectivement permettre d’insérer un gène étranger à un endroit précis ou d’effectuer une mutation sur un gène choisi. Mais cette précision ne concerne que la manipulation génétique elle-même, c’est-à-dire à l’échelle de l’éprouvette. Mais à l’échelle de l’organisme entier dans toute sa complexité, et qui plus est, replacé dans son environnement, en quoi ces techniques sont-elles plus précises ? Qui peut prétendre maîtriser quoi que ce soit ? L’environnement influe sur nos gènes, évidemment ! L’enfant qui grandit à Tchernobyl n’a pas tout à fait la même espérance de vie que celui qui grandit dans la région parisienne – Et tous cas pour le moment.

L’épigénétique ou la prise en compte de l’environnement

L’impact de l’environnement sur le fonctionnement des gènes relève de ce qui est appelé l’épigénétique. La génétique s’intéresse aux gènes eux-mêmes, l’épigénétique s’intéresse à la manière dont les cellules vont utiliser tel ou tel gène, en réponse à des signaux extérieurs (instructions envoyées par le cerveau ou par le système hormonal, modifications de l’environnement nutritionnel ou perturbations environnementales). Par exemple, le gène de l’insuline n’est utilisé que dans le pancréas, et pas n’importe quand : après les repas, quand le taux de sucre augmente dans le sang. Il intervient dans la régulation de la glycémie. Mais il se trouve également dans le cerveau, dans le foie, dans le rein, et là il ne s’exprime jamais. Quels sont les déterminants de cette régulation spatiale et temporelle ? Ce peut être des signaux hormonaux – Gilles-Éric Séralini en a parlé – qui font partie de la communication entre les cellules ; ce peut être un signal environnemental proche, comme une élévation de température, un stress acide, un stress osmotique, un changement du contexte environnemental, etc.  Ces signaux extérieurs entraînent des modifications chimiques des gènes sans changement de leur séquence conduisant à « l’allumage » ou à « l’extinction » de ces gènes : ce sont les marques épigénétiques.

Certaines caractéristiques épigénétiques peuvent même être transmises à la descendance. Lorsque des rates en gestation sont exposées à du bisphénol, nous constatons une stérilité des petits mâles, et cette stérilité est reproduite sur trois ou quatre générations, alors que dans les générations suivantes, il n’y a jamais eu d’exposition au bisphénol. Et nous savons comment cela se produit : par des perturbations des marques épigénétiques conduisant à une extinction ou un allumage de certains gènes précis, transmissible sur les trois ou quatre générations suivantes, alors que les générations intermédiaires n’ont jamais été exposées au produit chimique.

Face à une telle complexité, à la multitude des facteurs environnementaux pouvant influencer l’expression des gènes, qui peut prétendre aujourd’hui maitriser les conséquences d’une modification génétique, quelle qu’elle soit et quelle que soit la technique avec laquelle elle a été obtenue? Cette prétention est un manque d’humilité, et pour reprendre une expression de Jacques Testart que j’aime beaucoup, c’est une insulte à l’intelligence.

Pour une convergence sur des dénominateurs communs

Pour ne pas terminer sur une note trop pessimiste, et pour ne pas rester dans le constat – une étape néanmoins indispensable pour espérer trouver les remèdes – j’aimerais préciser les choses suivantes. L’intention des firmes semencières comme Monsanto était qu’en 2000, 50% des surfaces agricoles européennes soient plantées en espèces transgéniques. En 2016, nous sommes à moins de 1%. Le pot de terre a résisté contre le pot de fer. Mais la bataille est loin d’être terminée. Le soja transgénique tolérant au Roundup nous arrive du Brésil et d’Argentine par cargos entiers dans le port du Havre sous forme de tourteaux. Nous ne cultivons pas d’OGM transgéniques mais nous en consommons. Concernant la culture, cette victoire est le résultat d’une convergence de tous les îlots de résistance, que ce soient des citoyens, organisés ou pas (les faucheurs par exemple), des scientifiques, des politiques, des juristes, etc. Mais imaginez qu’il nous faille déployer la même énergie sur chacune des nouvelles technologies ! On ne s’en sortira pas. Il faut donc s’attaquer à des dénominateurs communs. L’un de ces dénominateurs, c’est la brevetabilité du vivant. Le but de toutes ces techniques en effet, c’est bien de s’approprier le vivant, de confisquer l’outil du paysan. Au prétexte de nourrir la planète, on cherche en fait à asservir les populations mondiales en plaçant leurs paysans sous la tutelle des firmes semencières à travers une « stérilité biologique » des plantes qui s’appelle le brevet. C’est un combat technique, juridique, mais qui concerne chacun de nous, car ce qui fait bouger les lignes, c’est avant tout la pression citoyenne.

Un second dénominateur commun est celui du financement de la recherche publique, à l’égard duquel les gouvernements successifs – et pas seulement en France – se sont défaussés depuis des décennies. Son insuffisance laisse une place énorme aux financeurs privés, au point qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’obtenir un financement de recherche qui ne soit pas un partenariat public-privé, que ce soit à l’échelle européenne ou nationale. Comme les entreprises sont à la recherche d’un retour sur investissement, et le plus rapidement si possible, elles protègent leur activité en déposant des brevets. Quand l’activité a trait à la biologie, cela s’appelle un brevet sur le vivant. Et comment est-ce possible de breveter le vivant ? En agissant sur ce qui est considéré comme étant le « chef d’orchestre » du vivant : l’ADN. C’est ainsi qu’aujourd’hui, la plupart des financements de recherche en biologie concernent des projets relatifs aux gènes, aux génomes. Ainsi, parce que les recherches sont cofinancées, voire totalement financées par des intérêts mercantiles à court terme, on oriente sur un champ de la biologie et on fait l’impasse sur tout un pan de la connaissance. Le peu d’argent public qui est encore consacré à la recherche, l’argent de nos impôts, il va au crédit impôt recherche (CIR), une niche fiscale accordée aux entreprises dotées d’un département R&D(3) en contrepartie de créations d’emploi dans ces activités. Le CIR est massivement utilisé à d’autres fins par les plus grandes entreprises qui s’avèrent licencier au lieu d’embaucher. A titre d’exemple, le géant pharmaceutique Sanofi a supprimé 2000 emplois dans son secteur R&D ces dernières années, alors qu’il bénéficie depuis 2008 de 125 à 130 millions d’euros par an d’abattements fiscaux au titre du CIR. Une étude de Sciences en marche estime à 6 milliards d’euros le montant du détournement à l’échelle du pays entre 2007 et 2012, soit 40% du montant du CIR [2]. Nous, les citoyens – on va bientôt entrer dans une campagne électorale – nous devons rappeler que la recherche est un bien public, que la science est un bien commun. C’est au départ une activité inutile, au sens où on l’entend dans les sociétés modernes, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’intérêt économique au premier abord, comme la culture en général. Sa première mission est l’épanouissement : quelqu’un qui « fait de la science » assouvit sa curiosité, cherche à comprendre « comment ça marche ». C’est acquérir, enrichir des connaissances et les diffuser. Si, au hasard des connaissances, on peut développer une technologie ou une application socialement utile – c’est au citoyen d’en décider, et on revient au principe des conférences de citoyens – alors mettons-les en application, mais ce n’est pas la première mission de la science. Aujourd’hui, c’est totalement l’inverse : on produit de la technologie pour elle-même, et pour qu’elle se vende, on nous invente une utilité sociale.

Réapproprions-nous cet argent qui va au crédit impôt recherche et demandons des recherches participatives. Comment peut-on imaginer mener à bien un projet de recherche agricole sans interagir étroitement avec ceux-là mêmes qui ont inventé l’agriculture, qui ne sont pas des chercheurs ni même des agronomes mais les paysans ? Ce sont ces gens en blouse blanche dans une tour d’ivoire qui n’ont jamais mis une paire de bottes et rencontré un paysan qui vont nous mettre clé en mains une technologie dont on n’a nullement besoin, en demandant aux paysans d’oublier leur bon sens, leurs bonnes pratiques respectueuses de l’environnement ? Il est absolument anormal que le peu d’argent public consacré à la recherche le soit au bénéfice de quelques intérêts financiers à court terme, et pas pour l’intérêt commun.

Cela fait partie des pistes possibles. C’est certes plus facile à dire derrière mon micro qu’à faire, le pouvoir des citoyens ne se réduit pas à mettre un bulletin dans une urne tous les cinq ans.

Références

[1] Doudna JA, Charpentier E, The new frontier of genome engineering with Crispr-Cas9. Science, 346 (6213), 28 novembre 2014, 1077 sq.

[2] Métivier F, Lemaire P, Riot E, CIR et R&D : efficacité du dispositif depuis la réforme de 2008. Rapport à la commission d’enquête sénatoriale, 6 avril 2015.
http://sciencesenmarche.org/fr/wp-content/uploads/2015/04/RapportSenat_SeM.pdf - Retour au texte

Notes de survol

(1) Il s’agit de l’étasunienne Jennifer Doudna (Université de Californie, Berkeley, USA) et de la française Emmanuelle Charpentier (Université de Brunswick, Allemagne) [1].

(2) Institut national de la santé et de la recherche médicale

(3) Recherche et développement.