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Des petits gestes à la relégation sociale

Si la bonne conscience individuelle, jamais acquise, obsessionnellement recherchée, était un moyen plus ou moins sciemment mis en œuvre d’ingénierie sociale ?

En matière d’écologie plus encore que pour les autres problèmes posés par et à nos sociétés : la misère des sans-abris, le non-accueil des personnes migrantes, le chômage de masse…, les pertes sont collectivisées, une fois que les profits ont disparu dans des poches privées. La gestion des déchets organiques ne semble pas à première vue un exemple aussi criant de cela que les pollutions de l’air ou la malbouffe. Faire son compost reste selon le discours convenu pourvoyeur de bénéfices tant individuels que collectifs : avoir de l’engrais au jardin, alléger les poubelles, retrouver l’activité de nos arrière-grands-parents…

A y regarder de plus près, cette pratique rejoint celles plus générales des « petits gestes pour la planète » : elle transforme le quotidien de ses pratiquants sans changer les structures collectives de pouvoir. Il y a plusieurs raisons à cela, dont la principale est le caractère strictement volontaire du compostage, et la quasi-absence d’incitation des pouvoir publics, qui font appel donc à la bonne volonté des concitoyens. Cela doit changer au 1er janvier 2024, la législation imposant alors la récupération et le traitement des déchets organiques par les collectivités. Jusqu’à ce jour, les points de compostage existants auront tenu soit sur un mode expérimental précaire telles les poubelles dédiées sur les marchés ou dans les copropriétés, soit par l’engagement de personnes convaincues pour le traitement en pied d’immeuble de ces déchets, ou bien sûr dans les jardins des particuliers.

Sous le prisme néolibéral, idéologie malheureusement dominante aujourd’hui, ces personnes convaincues apparaissent bizarrement. Elles consacrent du temps et de l’énergie à prendre une charge une tâche qu’elles auraient tout avantage à continuer à déléguer. C’est donc qu’elles aiment se sacrifier, y ont vocation ? Cela pourrait expliquer pourquoi elles se handicapent ainsi volontairement dans la compétition de tous les instants pour gagner en statut social. Il en va de même pour tous les éco-gestes qui ne sont pas suffisamment glamour pour contribuer au personal branding (1), et il y en a ! En effet, la transformation écologique de nos sociétés est depuis longtemps avancée – et contrecarrée – par à la fois tous les témoignages sur la dégradation de nos conditions d’existence, et leur dévoiement par des autorités profitant du statu quo. Pas étonnant que les consciences soient travaillées, torturées vu le double bind(2) auquel elles sont soumises en permanence. 

A cet aune, agir dans son coin en « faisant sa part(3) » est quasi-suicidaire sur le plan social. Cela serait peut-être rationnel si chacun vivait dans son petit jardin privé enclos, auto-suffisant, une utopie dont le charme est d’autant plus vanté qu’elle s’estompe de notre horizon. Ces engagés volontaires sur le front d’une écologie d’entière accommodation à l’ordre existant se désignent alors par avance comme victimes expiatoires des dysfonctionnements et échecs inévitables d’une collectivité globalement aveugle aux changements nécessaires pour préserver ses conditions de vie. Ils forment une nouvelle classe prête à se sacrifier : adopter la sobriété volontaire pour que les entreprises dépensent nos ressources sans compter afin d’innover, que nos têtes pensantes, nos gouvernants prennent leur aise pour nous sortir du merdier dans lequel ils nous ont plongés. Ce qui n’arrivera pas en dépit des apparences qu’ils en forgent et en forgeront de plus belle…

Nombre d’entre nous ont plus d’un pied dans cette classe d’acceptologues défavorisés et parfois béats. Faisons-en sorte que des obligations croissantes relient notre sort au commun : si la sobriété est nécessaire, elle l’est pour tous. Nos voix ne sont ni plaintives, ni punitives, qu’elles expriment haut et clair ce que nous estimons juste et bon. J’ai une pratique du compost en pied d’immeuble d’une centaine de logements, dans un quartier populaire et bien peuplé. C’est de là entre autre que je parle(4), et j’y reviendrai plus en détails avec l’analyse d’éléments concrets, et contextuels, dans le but d’alimenter cette révolte que j’appelle à être.

Mathilde Cocherel - Mars 2023

 

Notes

1) Promotion de soi comme d’une marque commerciale, en vue de se « vendre » sur le « marché » du travail...

2) Double contrainte : injonctions contradictoires reçues simultanément par les personnes.

3) Selon la célèbre expression du mouvement des colibris initié autour de Pierre Rabbi

4) Voir aussi : https://technologos.fr/index.php?fic=text/trib/urbain_dechaine.txt
et https://technologos.fr/text/assises_2020/index.php?fic=mathilde_cocherel.txt