Des technologies convergentes pour augmenter la performance humaine » : une utopie scientiste
Par Hélène Tordjman
Hélène Tordjman, économiste travaillant sur l’extension conjointe des marchés et de la technique dans les sociétés contemporaines, membre de Technologos, prend ensuite la parole pour évoquer la promotion spectaculaire depuis 10 ans du transhumanisme. Ce mouvement vise à « augmenter » les capacités sensorielles et cognitives des êtres humains grâce à leur fusion avec les machines, et plus généralement propose des « solutions » hyper-techniques aux défis sanitaires, sociaux et environnementaux d’aujourd’hui. Ray Kurzweil, informaticien, directeur de la recherche chez Google, et gourou du transhumanisme propose par exemple de télécharger nos consciences sur un disque dur, premier pas vers la vie éternelle… Cette utopie scientiste, née à la fin des années 90 dans la Silicon Valley, est aussi connue sous le nom de convergence NBIC (pour Nanotechnologies, Biotechologies, sciences de l’Information et de la Cognition). Une conférence tenue en 2001 à Washington a donné lieu à la publication d’un rapport intitulé Converging technologies for improving human performance, qui expose les grandes ligne de cette utopie. Hélène Tordjman en propose une lecture afin de tenter de comprendre comment l’idée de ce projet de société se diffuse peu à peu et s’acclimate dans les esprits.(On peut télécharger ce rapport fondateur sur le site de l’association Pièces et Main d’Oeuvre, le groupe grenoblois qui a œuvré en premier et de la façon la plus dynamique pour critiquer les délires des transhumanistes).
Grâce aux évolutions scientifiques, l’humanité serait à la croisée des chemins : nous aurions désormais la capacité de prendre le contrôle sur tous les processus naturels, seule solution pour relever les défis sociaux et environnements d’aujourd’hui. Il s’agit aussi d’assurer la suprématie américaine sur le plan économique et militaire. Une vision de l’histoire linéaire et simpliste est à l’arrière plan de ce projet : au début du rapport de 2002 est ainsi présenté une liste succincte des « augmentations » successives qui sont censées résumer l’histoire de l’humanité : de l’agriculture, on passe directement aux universités, à l’imprimerie, à la Révolution industrielle, puis au téléphone, à la radio, à la télévision et finalement aux NBIC !
Les fertilisations croisées entre les nouvelles sciences sont permises par l’émergence d’un langage commun, celui des systèmes complexes et de l’auto-organisation. Les auteurs du rapport de 2002 ne prennent cependant pas la mesure de cette complexité, puisqu’ils pensent pouvoir contrôler toutes ces évolutions, ce qui est illusoire.
Beaucoup des projets transhumanistes sont aujourd’hui très avancés, proches de l’industrialisation. Voici un petit aperçu des directions de la recherche en 2002 :
- Les capteurs, omniprésents pour tout contrôler (to monitor), surveiller les corps, les cerveaux, et l’environnement.
- Les interfaces hommes-machines, par exemple des prothèses « intelligentes » connectées directement au cerveau (implants rétiniens, « barrettes » additionnelles de mémoire dans le cerveau, et autres dispositifs visant à accroître nos capacités sensorielles, physiques et cognitives) ; de nouveaux matériaux « intelligents »permettant de produire de l’énergie en tirant parti des vibrations ou des variations de température ; de nouveaux procédés de production comme l’impression 3D ; des thérapies géniques fondées sur le « bricolage » des génomes…
- è La plupart du temps il s’agit de technologies dites duales, euphémisme désignant des technologies à la fois civiles et militaires : dans presque tous ces projets de recherche, on rencontre la DARPA, l’agence de recherche militaire américaine à l’origine de l’internet et du GPS…
- Les technologies de groupes ou technologies sociales visant à« améliorer » les interactions sociales par de nouveaux langages visuels ou des ordinateurs « percevant » nos émotions…
Dans tous ces domaines, un des enjeux centraux est de favoriser l’acceptabilité sociale du projet. Le cas des OGM en Europe sert de référence, de contre-modèle, de ce qu’il ne faut pas faire. Il faut au contraire « expliquer », éduquer les foules, par exemple en commençant par faire aimer la science aux enfants dès leur plus jeune âge, en organisant des concours d’innovation...
Comment un tel délire scientiste a-t-il pu s’imposer ?
Les dynamiques sociales sont multifactorielles, caractérisées par des interactions et rétroactions à tous les niveaux, véritablement complexes pour le coup. Trois facteurs semblent néanmoins jouer un rôle crucial :
- L’autonomie et l’auto-accroissement de la technique (Jacques Ellul) : chaque solution technique soulève de nouveaux problèmes qui sont résolus par de nouvelles solutions engendrant de nouveaux problèmes…Ellul montrait bien que dans ce type de dynamique, les interrogations morales sur les significations et le sens de l’action n’ont aucune place.
- L’idéologie du progrès, qui s’exprime par une volonté de toute-puissance, un refus des limites et de la finitude de la condition humaine, portée par des savants fous auréolés de gloire et célébrés alors que les critiques sont rejetés comme des obscurantistes ou des ignares.
- La puissance du capital enfin, de plus en plus concentré, avec de grands groupes tout puissants, face à des institutions qui s’affaiblissent. On le sait depuis Marx, le capital est à la recherche incessante de nouveaux marchés, de nouveaux domaines de valorisation, et bouleverse toutes les situations ; d’où une « collusion mortifère » (Annie Thébaud-Mony) entre les scientifiques, les industriels et les Etats…